"Kill Your Darlings" -- Obsession meurtrière et Beat Generation

Dead Beat

 

Évocation de la naissance de la Beat Generation à New York dans les années quarante, Kill Your Darlings est un film dont la sincérité ne saurait être mise en question. Malheureusement, comme il arrive parfois, nous voyons là une bonne cause défendue avec de mauvais arguments.

 

Dans une interview récemment publiée sur notre site, le réalisateur israélien Eran Riklis se moquait gentiment de ces films sélectionnés dans de nombreux festivals, y compris des festivals prestigieux, mais dont la carrière s’arrête là. Il est à craindre que Kill Your Darlings n’entre dans cette catégorie. En France, en tout cas, il n’aura pas eu les honneurs d’une distribution en salles — nonobstant la célébrité de son interprète principal, Daniel Radcliffe (alias Harry Potter) — et sort directement en B-r/dvd (chez Metropolitan Filmexport). Bien sûr, on pourra avancer que le sujet, à savoir la naissance de la Beat Generation dans la littérature américaine, n’est pas a priori propre à attirer les foules gauloises, mais le mal est peut-être plus profond, et déjà maintes fois répertorié : il n’est pas sûr qu’on puisse jamais représenter correctement sur un écran cette chose énigmatique qui s’appelle la création littéraire.


« Kill your darlings ! », c’est le conseil — pour ne pas dire l’ordre — donné à ses étudiants par un professeur de littérature à l’Université Columbia de New York lors de son cours inaugural. Autrement dit, fini les fantaisies et les aventures amoureuses. Au travail ! Ce maître n’est évidemment pas un farouche partisan de la modernité en art, ne croit qu’en la versification traditionnelle et qu’aux rimes, et fait la fine bouche quand on lui parle de Whitman. La contestation vient au moins d’un membre de l’auditoire, amateur de vers libres et qui s’est imposé depuis, nous disent les encyclopédies, comme l’un des plus grands poètes américains contemporains, Allen Ginsberg. Le fait qu’il arrive tout droit d’une famille décomposée, ou en voie de décomposition, doit dans une large mesure expliquer son goût pour la déconstruction littéraire, mais le destin a d’étranges détours. Le révolté Ginsberg est amené tout naturellement à se lier avec d’autres révoltés, parmi lesquels Jack Kerouac et William Burroughs, mais les relations très compliquées, homo- ou bi-sexuelles, et teintées de sado-maso (au moins intellectuellement…) qu’affectionnent ces messieurs conduisent l’un d’entre eux — Lucien Carr, un peu moins connu, puisque, incapable de devenir écrivain, il dut se contenter d’être éditeur [1] —  à mettre en application le principe semi-métaphorique prodigué par le professeur de littérature et donc à assassiner l’un de ses darlings. L’histoire à laquelle nous assistons — à laquelle nous avons assisté, était donc une tragédie, au sens le plus classique du terme : où l’on découvre qu’un mot « insignifiant » au départ était en fait une véritable prédiction, un décret du fatum.

            

L’action se situe intégralement aux États-Unis, mais la Seconde Guerre mondiale est constamment à l’arrière-plan et nos « héros » sont en proie à un certain sentiment de culpabilité, même s’ils n’entrent pas à proprement parler dans la catégorie des planqués. Tout ce qui est reconstitution dans Kill Your Darlings, qu’il s’agisse de l’Histoire, de l’esprit ou des lieux, est impeccable. Bien sûr, nous avons déjà vu un certain nombre de films américains — le (trop ?) fameux Cercle des poètes disparus ou The Paper Chase, pour ne citer que ces deux-là — ayant pour décor une université ou une grande école et s’attardant sur les liens tout à la fois étroits et distants qui se tissent entre étudiants et professeurs. Mais qu’importe ! C’est l’un des aspects du sujet, et ici encore, c’est remarquablement bien fait.

            

Mais, comme nous l’avons dit, si l’on part du principe — et peut-on faire autrement ? — que pareille histoire ne vaut d’être racontée que parce que c’est d’abord et avant tout celle de la naissance d’une vocation littéraire, Kill Your Darlings reste bien superficiel. D’abord parce que, même si la Beat Generation peut a priori apparaître comme une affaire très américaine, elle a pour nous Français un très fort goût de déjà vu. Remplaçons Ginsberg et Kerouac par Verlaine et Rimbaud, et le tour est joué. Crises familiales, mariages ratés, drogue, homosexualité, voyeurisme, tentation du départ… Tout le catalogue des images d’Épinal associées à Paul et Arthur se retrouve là. A tel point d’ailleurs que la plaisanterie d’un des personnages répondant en riant « Rimbaud » à un fonctionnaire qui lui demande son nom nous paraît terriblement redondante. La révolte prend constamment, sauf, évidemment, lorsqu’arrive le dénouement sanglant, la forme d’une révolte de potaches. Quel suspense, mes aïeux, cette descente dans les Enfers de la bibliothèque de l’Université pour aller s’emparer, à la barbe des vigiles, d’ouvrages licencieux (et illustrés !) qu’on mettra à la place des incunables dans les vitrines jusque-là les plus vénérables du lieu ! Bref, ces créateurs sont paradoxalement représentés comme des adolescents attardés. Il n’est pas impossible qu’il y ait là une part de vrai, mais cette part n’est qu’une partie d’un ensemble qu’on voudrait explorer plus profondément. L’inspiration de Ginsberg est traduite par des plans où on le voit tapant comme un forcené sur sa machine à écrire sans négliger pour autant une partie de son anatomie. So what ? Sex, drugs and rock’n’roll (enfin, ici, simplement jazz) sont peut-être les conditions nécessaires pour produire un certain type de littérature — mais ces conditions ne sont pas suffisantes. Pour être poète, avant que de s’enivrer de vin, il faut s’enivrer de poésie. Le film sur les Beach Boys, Love and Mercy, savait, lui, montrer un artiste au travail. Mais il est vrai qu’il s’agissait de musique, et non pas seulement de mots.

            

Ajoutons que, même si tous ces messieurs ont dû afficher dans la réalité un mépris sans nom pour la gent féminine, il n’était pas nécessaire de représenter dans le film toutes les femmes comme des cruches, des garces ou des retardées mentales.

             

FAL

 

[1] Nous avons pris ailleurs la défense de Wikipedia, mais si vous voulez vous offrir une tranche de rire, jetez donc un coup d’œil sur l’article « Lucien Carr » dans Wiki. Il est écrit dans un sabir qui défie la syntaxe et l’imagination.

 

 

Kill Your Darlings

Réalisé par John Krokidas

Écrit par Austin Bunn et John Krokidas

Avec Daniel Radcliffe, Dane DeHaan, Michael C. Hall, Ben Foster, David Cross.

2013

Metropolitan Filmexport

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