Métamorphoses du temps suspendu : «Éclats d’insomnie», de Diane de Margerie

Il est difficile de parler aujourd’hui d’écriture de soi sans déplorer le virage que prennent des formes littéraires comme l'autobiographie, l'autofiction et les journaux intimes en se tournant vers ce que des philosophes comme Anne Cauquelin[1] appellent la tentation de «l’exposition de soi», phénomène synonyme d’une dégradation qui prolifère surtout à l’aide des nouvelles technologies de communication.

 

Les considérations esthétiques portent surtout sur les conséquences que ce changement peut avoir sur la relation avec la représentation de nous-mêmes et celle du monde. Car il est évident que, suspendus à l’insatiable instantanéité à laquelle nous oblige le spectacle du monde, nous sommes de moins en moins aptes à espérer pouvoir «ressaisir notre vie et aussi la vie des autres», comme nous invite Marcel Proust dans le célèbre passage du «Temps retrouvé». Nous ne pouvons plus exonérer notre regard du nécessaire refus de nous laisser encombrer par ce qu’il appelle «d’innombrables clichés qui restent inutiles» à notre intelligence.

 

Dès lors, que faire devant cette insatiable assiduité de l’éphémère et de l’insignifiant?

 

Le journal de Diane de Margerie, «Éclats d’insomnies», – dont nous ne pouvons que regretter l’accueil étonnement réservé de la critique (à part la chronique de Francine de Martinoir dans la Croix)  – nous offre une intéressante et originale réponse, en nous invitant à tourner le regard plutôt vers ce qui construit notre finitude et définit notre fragilité, tout en ouvrant ses pages à «l’assurance d’une absolue beauté, [d’]une profonde plongée dans l’être humain», comme elle aime nommer cette incursion dans le quotidien qui s’étend de septembre 2011 jusqu’en novembre 2012.

 

En effet, son journal est un antidote contre «le joug de la vie matérielle», une dimension où «tout prend l’importance que seules les passions savent concentrer».

 

La fidélité et l’autorité bien reconnues et récompensées de Diane de Margerie pour l’œuvre proustienne explique sans doute l’omniprésence dans les pages de son journal de deux thèmes facilement identifiables : la notion de temps et la secrète métamorphose qu’opère sur lui l’exercice de l’écriture.

 

Nulle raison d’imaginer la plume de cette narratrice comme un instrument censé surtout à rendre compte des ravages des longues tempêtes diurnes qui ont construit sa vie. Ce sont, au contraire, les instants de veille qui se concentrent dans ces éclats que le titre nous laisse cueillir, explorer et enfin éclairer à la lumière d’un feu d’artifice édifié par de prolixes et multicolores insomnies.    

 

Plongée dans ce silence de la nuit qui devient pour elle nourriture créatrice («je reste sur le balcon à boire l’air de la nuit»), Diane de Margerie s’évertue à redorer une réalité qui prend corps dans une alchimie où le temps disparaît, abolissant ainsi son insaisissable passage sous l’emprise d’une secrète et muette statufication : «La durée n’existe plus vraiment pour moi en ces heures d’insomnie créatrice ; les trois temps se confondent pour en créer un autre qui n’a pas de nom : le temps suspendu».

 

Faut-il pour autant croire qu’elle pourrait ainsi échapper à l’inéluctable arithmétique des heures qui déclinent et accéder à cette catégorie de temps qui deviendra de la «vie sauvée»? Comment ignorer que la structure même de son journal où les jours et les nuits défilent pour se constituer en matière narrative nous prouve le contraire et nous ramène à notre finitude ? «Il n’y a que la nuit où je sais que le temps s’allonge, écrit-elle. Lui et moi existons enfin, ensemble et seuls avec la volupté qui se saisit de ceux qui compte le nombre d’années qu’il leur reste à vivre».  Mesurer cette déclivité, le regard fixé sur la seconde qui passe, est comme l’apprentissage d’un rituel censé à faire resurgir l’unique et nécessaire hiérarchie des choses au milieu de l’apparent désordre d’un vécu rebelle. Le mot qui convient et qu’elle choisit est celui de classer : «tout doit être à sa place, tout doit être prêt, il faut faire place nette pour mieux saisir la beauté du désordre, de l’imprévu, de l’extravagance et du chaos d’autrefois».

 

Et c’est par ce geste, si banal à premier abord, mais qui finit par perturber cette solitude choisie qui subitement devient de la solitude imposée, que l’humanité de ce journal se fraie un chemin pour nous parler de la vérité contenue, cachée, annoncée et suspendue dans les secrets de ce temps qui consent enfin de laisser son auteur dévoiler toute sa fragilité.


L’écriture devient ainsi l’instrument apte à donner vie à cette nouvelle hiérarchie de la dévorante urgence du temps et de soustraire à l’oubli un passé enfin réconcilié, ressuscité et intégré.


Écrire veut rendre compte du nouveau visage de cette réalité transfigurée qui fait du banal une explication («le banal lui-même devient une explication de la nature humaine»), du réel une source d’intérêt («il faut écrire combien tout suscite l’intérêt») et finit par éclore une beauté nouvelle : celle de la vie intérieure («désormais la vie s’intériorise sur cette planète de la nuit»).

 

Plus besoin, dans ce dialogue intime, d’intermédiaire ou d’artifice, l’écriture devient notation, comme une partition où le passé s’invite dans de soudains d’impromptus faits de souvenirs, de portions de vie[s] qui surgissent du passé.

 

Faut-il pour autant lire ce journal comme un manuel à surfer avec la même aisance au-dessus de ce tourbillon de souvenirs comme de ces moments de délectation en compagnie de ses auteurs préférés?


Loin de vouloir créer une artificialité aride de sens, Diane de Margerie revendique pour son écriture un droit bien surprenant, celui de s’éloigner de l’univers romanesque et de «fertiliser» le lecteur tout en fréquentant un réel qui dévoile sans détour la fragilité de son être. C’est ainsi que le temps devient âge, addition de moments irréversibles où seules la maladie, la souffrance et la vieillesse ont droit de cité dans ce journal qui n’hésite pas à nous amener sur l’autre rive du temps, la rive de nos souffrances et de notre fragilité.

 

 Les piqûres dans l’œil, l’immobilisation à cause de deux opérations successives à la hanche, l’hospitalisation, la triste réalité des malades «infantilisés» qui «attendent patiemment sur des chaises roulantes» nous ramènent à la réalité cruelle des limites de nos corps et nous font changer brutalement de perspective de lecture. Les insomnies qui portaient les fruits de la rêverie ont disparu, cette nouvelle solitude a la couleur de l’agressivité, comme un enfermement aux fortes nuances carcérales: «On pourrait croire que la nuit à l’hôpital avec toutes ses portes fermées, son absence de bruit, son atmosphère feutrée, seraient propices aux insomnies créatrices. C’est tout le contraire. C’est ici une nuit souffrante, organisée, une nuit forcée, minérale, dans une sorte de prison dorée pour le bien du corps et l’endormissement de l’esprit ce qui n’empêche pas les voix apeurées de la démence de se faire entendre».

 

Pire encore, elle prive l’écrivain du bien le plus précieux : celui de «pouvoir imaginer».

 

C’est une des raisons pour laquelle le symbole de la fenêtre joue ici un rôle significatif, ouvrant non seulement vers un espace permettant au regard de s’évader, mais aussi le conduisant, par son refus, vers une lumière intérieure, bénéfique à l’éclosion, d’une intense joie capable de faire la différence entre solitude («c’est quand vous avez fait les choses et que vous vous reposer en vous-mêmes») et isolement («une infirmité, les autres vous manquent et vous ne vous retrouvez plus vous-mêmes»).

 

Rien d’étonnant, aussi, pour cette Chartraine de cœur tellement amoureuse de sa ville que de manifester une admiration sans bornes pour sa Cathédrale «souveraine, incapable de décevoir» et devenue par son immuable verticalité le symbole de «tant de majesté silencieuse». De se réjouir du jeu des lumières et de la beauté des «ponts illuminés», de profiter de la beauté unique des fleurs qui ornent son jardin.

 

Il faudrait, sans doute, plus que ces quelques lignes pour parler de ce journal rempli d’émotion et d’humanité. Qui mieux que Diane de Margerie pourrait le résumer comme elle le fait dans cette vision kaléidoscopique, en parlant de ses vies, qui sont aussi les nôtres : «celle des insomnies et de ses réflexions; celle des lectures qui remplissent de curiosité; celle du combat du corps contre les griffes du temps; celle de la contemplation de la beauté, du comique de la vie quotidienne, du souvenir de l’Italie, celle, nocturne de la cathédrale éclairée et du jardin».

 

Cette présentation sous forme d’ample suite – comme un poème où la césure ne fait qu’enrichir son contenu et sa force – pourrait plaire et satisfaire la soif de notre époque si friande d’inventaires sauf qu’il ne s’agit dans ce cas d’aucune volonté de comptabiliser notre existence, mais, au contraire, d’en extraire son ineffable nectar.

 

C’est dire qu’apaiser nos souffrances n’est pas du tout pour Diane de Margerie une fuite en avant mais une incessante introspection à la recherche des richesses que seul l’esprit possède et qu’il est capable d’opposer à l'autorité de la fragilité du corps.

 

C’est aussi dire que lutter contre la tentation de «ressasser les mauvais souvenirs» finit toujours par faire ressortir une liberté nouvelle, «une joie des recommencements» comme «un fruit mûr [qui] tombe avec un bruit sec et l’on sait que l’on va retrouver la vie».

 

Merveilleuse thérapie contre l’amnésie, cette «révolte contre le quotidien mécanique, […] contre la mort» qui nous renvoie vers ce que Cicéron appelait dans son célèbre De senectute, «opis ad bene beateque vivendum», ces œuvres qui ornent nos vies et nous aident à vivre heureux, et qu’il faut, nous dit-il, les chercher en chacun de nous.

 

Ainsi, le regard tourné vers nous-mêmes, nous devrons glisser doucement vers le pays inconnu de «l’insomnie créatrice», comme nous invite Diane de Margerie à la fin de son journal : ce n’est que dans ce silence qu’éclot ce que jadis chacun a semé pour préparer cette miraculeuse rencontre avec soi et, qui sait, peut-être avec son propre destin.


Dan Burcea


[1] Anne Cauquelin, «L'Exposition de soi : Du journal intime aux Webcams», Eshel Éditions, 2003. 

 

Diane de Margerie, Éclats d’insomnies, Éditions Grasset, octobre 2013, 256 pages, 18 euros.  

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