Le chemin de fer de Dominique Gilbert sillonne la carte du Tendre

Ouvrir un livre – et surtout un roman – démontre un désir d’ailleurs, une soif d’aventure(s), un peu, finalement, comme le voyageur incertain qui saute dans le premier train en partance, sans même regarder le panneau d’affichage. Juste pour le frisson. La découverte que promet l’incertitude de l’après, secondes à venir qui s’enchaîneront autour d’une minute qui construira l’heure autour du questionnement. Et si… Ainsi il en va du héros de Dominique Gilbert qui prend le train pour se rendre à un garage perdu en province, recouvrer sa vieille Mercedes au moteur surgonflé dont l’une des durites a failli. Seul dans son wagon de première classe, il s’installe confortablement et s’offre un cigare. Cela se passe au temps jadis où tout n’était pas encore prohibé sous de vils prétexte de principe de précaution. Quand au détour d’un compartiment, revenant à sa place après un arrêt un peu trop long en raison des inondations qui paralysent une partie des voies, il remarque une belle et jeune fille qui somnole emmitouflée dans son manteau. Il n’en faudra pas beaucoup plus pour que la machine à rêves s’emballe, se disloque, tousse et déraille pour laisser le champ libre à l’audace de l’aborder en des termes qui pourrait paraître osés alors qu’il ne s’agit que de beauté suggérée, de contemplation et de plaisir avéré. Rien que pour ses yeux, elle osera l’impensable : baisser sa culotte et lui montrer son cul.

 

Odalisque emportée aussitôt par les contingences du trafic, la seconde d’éternité qui gravera dans ses iris la pureté du galbe plus pur que le plus lisse marbre de Carrare explosera au premier ralentissement et le mirage s’évaporera dans l’éther du forfait accompli. À moins que ce ne soit qu’un fantasme projeté dans une réalité virtuelle qui, à l’époque, univers digital non encore inventé, ne dit pas son nom…

 

Porté par l’intrigue de savoir qui elle est, il reviendra sur les lieux du crime, même train, même heure, visite impromptue de la ville inconnue, sortie du lycée, installation à l’hôtel, rencontre inopinée d’une sublime jeune femme au restaurant, dîner romantique et conclusion érotique tout en gardant dans la ligne de mire l’opération de voyeurisme préméditée en allant sur les toits, munis des meilleurs jumelles qui soit, mirer au fond de la nuit, le grain de peau de la belle au lit en train de lire sous la couette.

Dépossédé de toute volonté critique, le lecteur envoûté transite avec lui, pour son plus grand plaisir. Diffraction des éléments classiques, digressions saupoudrées et dialogues bannis, cette architecture littéraire dont Dominique Gilbert fit sien, pour son premier roman, est tout bonnement exemplaire. En clin d’œil à un José Saramago dont on ne pourra pas le taxer d’emprunt – comme dernièrement certains écrivains – puisque je l’ai aiguillé vers le prix Nobel 1998 que dernièrement, lui l’amoureux des textes anciens, il peint une fresque d’une splendeur avérée qui, toute classique qu’elle puisse être dans le fond, n’en demeure pas moins, pour autant, d’une extraordinaire contemporanéité puisqu’elle touche au plus profond de la psyché, révélant ce qui, toujours, causera la perte des hédonistes : cette pulsion carnassière pour la beauté physique des femmes. Tout le monde de l’art n’est que recomposition du même dessein : observer, détailler, contempler le corps dénudé d’une déesse pour jouir pleinement, sereinement, obstinément de sa contemplation. Plaisir mille fois supérieur à tout coït tant l’infini possible de l’acte est hors champ, durée illimitée tant que les yeux supportent la brûlure.

 

Poétique sans être cynique, romantique sans sombrer dans le pathos, Dominique Gilbert donne à lire une langue musicale particulière qui rappelle qu’il existe encore des auteurs de littérature tapis dans l’ombre, loin du cirque médiatique, œuvrant sans bruit à déposer leurs petits cailloux, repères indispensables dans la nuit actuelle que n’éclaire plus qu’une lumière crue, sans nuance, divertissant le chaland au lieu d’embraser le ciel de mille diamants.

 

François Xavier

 

Dominique Gilbert, Le chemin de fer, Gallimard, coll. Blanche, août 1998, 228 p. – 120 FF / 18,30 €

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