Les jachères de la littérature française [2/3]

Des pans entiers de la littérature semblent être tombés dans les oubliettes de l’histoire littéraire, si ce n’est tout simplement ringardisés. Et pourtant, si vous aspirez à un vrai roman avec une vraie histoire, des personnages qui tiennent debout et un style cohérent, voire des pages bien écrites, il vous reste à courir chez le revendeur ou le bouquiniste le plus proche. 

   

Et Georges Duhamel, qui s’en souvient aussi ? La Chronique des Pasquier ? Les Salavin ?

— Bof, diront les grands blasés, c’était bon pour l’époque.

— Ah bon ? Avez-vous relu La passion de Joseph Pasquier ? Et La confession de minuit ? C’est quand même du roman, bien ficelé, mieux que vos telenovelas pour impubères.

— C’est des romans d’hommes.

— C’est quoi, un « roman d’homme », sinon l’histoire de ses rapports avec les femmes ?

— Les hommes ne lisent plus de romans.

— Justement parce que vous ne leur en offrez pas.

C’est un nouveau credo des éditeurs, en tout cas des majors : les hommes ne lisent plus, il n’y a que les femmes qui s’y obstinent. D’où la conviction qu’il faut écrire pour les femmes, et de préférence dans une langue à tout-va, sans « mots rares » (« perpétrer », par exemple, est un verbe rare : on ne perpètre plus de crimes, on les commet).

Brisons là. Je conseille fermement à mes amis de courir les bouquinistes à la recherche du Journal de Salavin et de Confession de minuit. Osè-je le dire ? Ce sont des « livres », plus que du papier imprimé.

La faiblesse de Duhamel aux yeux de la postérité est qu’il n’a pas fait scandale : l’outrage aux bonnes mœurs est indispensable à la carrière d’un écrivain. Si André Gide n’avait pas ameuté les bien-pensants avec Corydon et L’Immoraliste, il est probable qu’on l’aurait aujourd’hui relégué au fameux purgatoire. Bon nombre de ses livres méritent d’ailleurs l’oubli. Pas seulement Les Nourritures terrestres, qui suscitent un soupir de désolation : « Je t’enseignerai la ferveur, Nathanaël… » Non, surtout pas, je vous en prie, Monsieur, gardez vos distances. Essayez de relire La Porte étroite. Et La Symphonie pastorale. Et Isabelle. Ou bien encore Robert ou l’intérêt général. La fadeur papelarde en est confondante. N’importe quel Georges Simenon des débuts, Le testament Donadieu, La fenêtre des Rouet, Les inconnus dans la maison, fait figure de monument en comparaison.



Bon, Duhamel est donc trop modéré. Un écrivain est censé s’arracher les tripes, hein, les jeter à la volée et mettre le feu aux poutres. Tant pis, éditeur, je republierais quand même en poche Scènes de la vie future, parce que c’est toujours amusant et instructif de revisiter les images qu’on s’était faites du futur. On y trouve des perles ; ainsi, dans une description des abattoirs de Chicago : « À Chicago, on utilise tout du porc, sauf le cri. »

Je republierais aussi La confession de minuit. Je créerais des poches à trois ou quatre euros, pour titiller le plaisir de lire. Des poches humanitaires, pour le bénévolat.


Il se trouve cependant que le Journal d’un curé de campagne, qui inspira à Bresson l’un de ses meilleurs films, reste un des romans majeurs du XXe siècle.


 

Georges Bernanos est le prototype même de l’écrivain qui a fait les frais de la frivolité et de l’inculture contemporaines, dont témoigne l’extermination des émissions culturelles de télé et de radio, sacrifiées par des majordomes solennels sur l’autel de l’audimat.

« Bernanos ? Ah oui, un penseur chrétien… Z’imaginez ça à la télé ! »

Gros rire. Il se trouve cependant que le Journal d’un curé de campagne, qui inspira à Bresson l’un de ses meilleurs films, reste un des romans majeurs du XXe siècle. Et que si Monsieur Ouine avait été signé Tchekhov ou Mann, on en parlerait encore. Le roman est touffu, certes, comme une enquête sur le Mal ne peut que l’être, et Bernanos ne l’acheva que dans la difficulté ; mais il anticipe à maints égards des livres torturés sur l’horreur du siècle, comme La Colonie pénitentiaire de Kafka. « Penseur chrétien », oui, s’il faut à tout prix des étiquettes, mais Bernanos est surtout l’exemple le plus éclatant, le plus instructif aussi, du tourment et de l’échec du christianisme face aux totalitarismes : soucieux de sauver les valeurs chrétiennes contre la marée marxiste, il crut d’abord bien faire en défendant le franquisme. Ce fut l’erreur de bien d’autres esprits de son temps. Allez, en poche, le Journal d’un curé de campagne et Monsieur Ouine.


Gerald Messadié


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