La controverse des préraphaélites 4/4

A la fin du siècle, la lassitude se fait sentir par excès de mode. Octave Mirbeau, comme Zola, n'aiment pas ces « peintres de l'âme », ces « peintres de lys ». Et en irréductible dissident, Mirbeau tranche nettement de son ton dialogal, le registre circonspect mi laudatif et mi-critique de l'allocution d'Henry James. De ses coups de butoir, il persifle le parangon esthétique des femmes préraphaélites au nom du naturel et de leur représentation mortifère dans un cadre bucolique. Il ponctue ses phrases d’une verve impétueuse et n’hésite pas à apostropher son lecteur pour mieux le convaincre de l’ineptie de l’art préraphaélite, dont les femmes sont les premières cibles. Elles sont comparables à « une femme sans gorge, sans hanches, sans derrière, sans cuisses, [qui] dépasse de vingt coudées les plus immenses chênes et les pins les plus géants ». De plus, il les classifie de façon péremptoire selon une nosologie bien précise, celle de la neurasthénie. Il décrit Burne-Jones en ces termes: « Quand on m'expliquait Burne-Jones autrefois, on me disait : "Remarquez, je vous prie, la qualité de la meurtrissure des yeux: elle est unique en art. On ne peut pas savoir si elle vient de l'onanisme, du saphisme, de l'amour naturel ou de la tuberculose". »


Longtemps célébrées comme des héroïnes tragiques que la conscience collective a sublimées, il les renvoie à des malades rongées par des « meurtrissures ». Cette perspective doloriste en fait des femmes agonisantes. Son jugement irrévocable qui affirme un lien de cause à conséquence est difficile à prendre au sérieux.


Il argue : « Dès que tu aperçois, quelque part, un tableau sur lequel une femme sans gorge, sans hanches, sans derrière, sans cuisses, dépasse de vingt coudées les plus immenses chênes et les pins les plus géants, tu peux te dire avec certitude qu'il est d'un artiste de l'âme. » Nous retrouvons des caricatures de la « préraphaélite woman » de la main du dessinateur Aubrey Bearsley qui met à mal l'idéal a-typique des sujets féminins.


Henry James met implicitement en exergue les risques délétères du « reflet », dont il est lui-même la victime, ou du moins en apparence, dans son approche intellectuelle et élitiste de cet art « de gens qui regardent le monde et la vie non directement, comme ils sont, mais à travers le reflet et le portrait artistique qu’en donnent la littérature, la poésie, l’histoire, l’érudition. »


Comparable au grain d’ivraie aux apparences trompeuses, la femme dépeinte par les préraphaélites est un appeau miroitant et enivrant ; tantôt virginal, tantôt enjôleuse. C'est pourquoi, il importe de ne faut pas se laisser fourvoyer par les échos irisés de cette peinture qui n'a rien d'innocent. Véritable bonbon au goût acide derrière lequel se cache le palimpseste critique de la société victorienne. A l'instar des baies de myrte, fruit du maquis méditerranéen au reflet noir bleuté, les femmes sont délicieuses au palais, « comestibles » selon les mots de Dali, mais elles portent haut l'étendard de la revendication de leur créateur. Derrière la poésie, transparaît l'art social militant pour la libération de la femme. Cela commence par la mise au ban d'une myriade d'artifices féminins engonçant le corps comme la rigidité du corset et la pesanteur de la crinoline, au profit de robes vaporeuses, flottantes et diaphanes vert lichen, vert aquatique, jaune moutarde, ostensiblement célébrées dans les tableaux. A la croisée des genres entre écriture et image, apparaît un modèle para-doxa-l de femmes fatales aux confins d'une modernité qui choque parfois ses contemporains. Les cheveux dénoués, la masse luxuriante et les formes sveltes des modèles renouvellent la vision précédemment rigide de la femme victorienne. En guise d’exemple, citons Bocca Baciata de Rossetti (1859), qui s’apparente à une contemplation extatique de la beauté féminine. Le titre italien signifie « bouche qui vient d'être baisée ». Il fait écho avec le vers de Boccace du XIVème siècle: « bouche baisée ne perd point son bonheur à venir, elle se renouvelle comme la lune ». La sensualité affichée de cette femme en gros plan irrite le peintre Hunt qui la juge lascive.


Bocca Baciata de Rossetti


De façon plus générale, le rayonnement du préraphaélisme s'étend au-delà de l'art pictural pour toucher l'ensemble des créations artistiques dans le domaine des vitraux et du mobilier. Le monde de l'art subit des bouleversements considérables et la Royal Academy n'est plus qu’un spectre. La mode se popularise aussi avec ses robes flottantes et la société est témoin de l'expansion des arts décoratifs dans lesquels s’illustre William Morris.


Ainsi, comme le démontre l'ambition de William Morris – membre de la confrérie préraphaélite – pour qui l'art doit être visible de tous en se popularisant dans les arts décoratifs, et bien plus tard, les peintres de l’école de Paris, notamment Kijno, Henry James s’est fourvoyé, de la plus belle des manières car l’art n’est pas un « luxe intellectuel », l’art n’est pas une question d’élitisme, l’art n’est pas réservé à une catégorie sociale ! En cela, le discours sentencieux d'Henry James reflète bien cette théorie spéculative de l'art, qui fait du courant préraphaélite, un « art de pensée ». Il s'inscrit parfaitement dans la doxa culturelle de son époque, valorisant le caractère didactique des peintures, en raison de leur filiation avec leurs sources littéraires. Cette perception cognitive est le modèle en vogue par excellence de l'ère victorienne et un paradigme d'ordre esthétique et de valeur. Habitué à être guidé par les chemins balisés de la critique et par la fonction mémorielle des mythes, le public en oublie le souffle intérieur.


Cette méprise qui s’est invitée puis imposée comme un dogme au XIXe siècle et qui sclérosa les esprits pendant plus de cent cinquante ans, aura détourné la plus grande partie du peuple en niant sa capacité à ressentir, à s’émouvoir. Comme Kijno l’a dit, l’art – et la peinture, notamment – doit investir les campagnes, les banlieues, aller vers les petites gens pour leur offrir le bonheur de la contemplation, le délice de la fuite dans l’aire d’un tableau qui vous foudroie sans que les niveaux d’études viennent y jouer un quelconque rôle. L'un des griefs que nous pourrions souligner est que l'émotion n’est pas l’apanage des instruits mais un sentiment universel qui est en chaque Homme. L’artiste se libère des conventions académiques, car curieusement le remède « intellectuel » a pris le nom de la maladie.


La tessiture est riche et il importe de s'accorder pour la recherche de ce « beau rêve romantique» chanté par Burne-Jones et non d’inciter les marchands d’art à mettre la main sur telle ou telle œuvre dans le seul but d’une opération mercantile.


Dans une approche actuelle, nous pouvons émettre l’hypothèse que si la religion de la beauté était en vigueur il n’y aurait pas de barres HLM et nos rues seraient agréables, or l’enfermement de l’art par une caste ethnico-sociale dans un espace fermé l’a coupé du monde libre et donc des Hommes…

Car l’art est dangereux, l’art apporte du bonheur et apaise les souffrances, donc nuit aux intérêts des grands bourgeois qui ont nécessairement besoin que les hommes aient peur afin de les manipuler politiquement et de les soudoyer. Un homme apaisé qui n’a pas peur de son patron ni des crises politiques construites à dessein n’est plus sous contrôle. L’art est donc interdit au monde des esclaves modernes qui vont participer à la révolution industrielle et enrichir un tout petit nombre de privilégiés…


Ainsi, l’apparition de chaque courant, école sera systématiquement investi par des plumitifs qui vont s’évertuer à coller des étiquettes, à interpréter, à couper du monde donc à détruire du sens pour que l’art soit toujours hors du monde, loin du peuple.


Personne n’y échappera avant la moitié du XXe siècle et l’école de Paris, qui verra certains peintres refuser de participer à ce funeste carnaval !



Virginie Trézières

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