Patrick Modiano ou la solitude mémorielle

On ne lit pas Patrick Modiano tout à fait comme un autre auteur. Du moins, est-ce ce la réflexion qui me vient à l’esprit en tenant L’Horizon dans mes mains. Force m’est d’avouer le peu d’excitation que Modiano me procure et il ne m’énerve pas outre mesure non plus. Quelques jours plus tard, le mercredi 17 mars pour être précise, dans la newsletter du Monde, mes yeux se portaient sur Les Indégivrables de Xavier Gorce. Cette action n’était nullement le fruit du hasard, son dessin du jour étant la seule chose – d’un humour léger, d’accès facile 

– qui m’importe vraiment dans les nouvelles du matin. J’éclate fréquemment de rire en le déchiffrant et quelle ne fut pas ma surprise ce jour-là d’y lire une légende plus longue qu’à l’accoutumée : « L’Horizon, c’est l’objectif inaccessible vers lequel se porte notre désir d’absolu ! C’est de la poésie philosophique à 2 balles parce qu’en se retournant, l’horizon on l’a aussi dans le cul ! » Cela ne pouvait mieux tomber. J’y vis un signe (oui, en plus je crois aux signes). Sans être tota

lement surexcitée par la perspective, je décidai de consacrer plus de temps à Patrick Modiano – et son Horizon – dont l’œuvre peut se lire en trois ou quatre jours au plus. Ses livres ont l’indéniable particularité d’être peu épais.


 

Lire Modiano ?

 

Ma décision prise, je ne peux me retenir de penser à un autre roman de l’auteur, Dora Bruder, dont je me souviens assez bien pour l’avoir lu il y a quelques années et qui, si je suis franche, n’avait pas fait une trop grande impression sur moi, ou pour être plus exacte : une plate impression. J’avais beaucoup de difficultés, et je les ai toujours, à comprendre pourquoi Modiano est-il considéré comme un grand écrivain. Et, plus que tout, pourquoi me fait-il si peu d’effet ? Avant d’ouvrir L’Horizon, je me laisse envahir par les souvenirs de Dora Bruder. Puis, l’idée me vient. Pourquoi ne pas lire en premier quelques romans, disons les plus marquants ? Je pourrais commencer avec La Place de l’étoile, bien sûr puisqu’il l’a fait découvrir. Une recherche sur Internet m’apprend que je peux me le procurer à la librairie française. De même pour Un PédigreeDora Bruder, je l’ai déjà lu, donc rassembler mes souvenirs devrait suffire. En outre, je me dois d’avoir Rue des boutiques obscures qui lui valut le Goncourt. Celui-là, je peux l’acheter en ligne. Ce que j’accomplis à l’instant même.

 

Il fait un temps splendide. Une vraie journée de printemps. Tout ce qu’il faut pour s’installer à une terrasse avec mes nouvelles emplettes. Avant d’entamer la lecture de La Place de l’étoile, je réfléchis. Que sais-je de Modiano ? Quelles sont mes réminiscences de Dora Bruder ?

 

Dora Bruder

 

Dora Bruder est un roman ouvert ; le livre n’est pas définitif puisque la vie individuelle de Dora ouvre sur bien d’autres vies. Sur celle du lecteur, sur celle d’autres Juifs, sur celle du narrateur et sur celle de l’auteur. À ce sujet, nous pouvons mentionner le boulevard Ornano que le narrateur a en commun avec son héroïne et les barrières temporelles qui s’estompent : « D’hier à aujourd’hui. Avec le recul des années, les perspectives se brouillent pour moi, les hivers se mêlent l’un à l’autre. Celui de 1965 et celui de 1942. » D’autre part, l’acte de naissance de Dora et celle de ses parents. Son père Ernst Bruder né à Vienne (Autriche), sa mère Cécile Burej née à Budapest (Hongrie) leur vie est relatée par le narrateur. Il parle également de sa vie à Vienne : « En 1965, j’ai eu vingt ans, à Vienne, la même année où je fréquentais le quartier Clignancourt. » Il y a de même, si je me souviens bien, la lettre de Robert Tartakovsky qui avait tenu une chronique d’art dans le journal l’Illustration avant la guerre. L’auteur, lui-même est juif et, par le biais de l’histoire de Dora, il rappelle l’histoire de tous les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, personnalise les millions de Juifs assassinés par les Européens. De plus, le narrateur nomme cinq jeunes filles transférées en même temps que Dora. Le roman ouvre sur d’autres créations de l’auteur, par exemple Voyage de Noces : « Alors le manque que j’éprouvais m’a poussé à l’écriture d’un roman, Voyages de noces, un moyen comme un autre pour continuer à concentrer mon attention sur Dora Bruder… »

 

Dora Bruder offre aussi une réflexion sur la vocation de la littérature. Le narrateur décrit ses lectures, son écriture et le métier d’écrivain. Par sa relecture de Victor Hugo, il se rend compte de la place occupée par la littérature et sa capacité à capter un reflet de la réalité : « Je me rends compte qu’il m’a fallu écrire deux cents pages pour capter, inconsciemment, un vague reflet de la réalité. » De ce fait, la littérature sert non seulement à rendre hommage, mais simultanément de mémoire collective.

 

Pour le Juif français, l’Occupation est une période charnière, un tournant décisif annonciateur de changements. Durant la guerre, il devient évident que les Juifs de France ne sont pas tout bonnement des Français. En effet, les Juifs de France, bien qu’ayant servi la Nation Française n’étaient pas considérés comme des Français à part entière ou même pas du tout. Ernst Bruder était un légionnaire français et qu’il ait été fiché a permis son arrestation. Sur une note, parmi des milliers d’autres établies une vingtaine d’années plus tard pour organiser les rafles de l’Occupation et qui traînaient jusqu’à ce jour au ministère des Anciens Combattants, il est indiqué qu’Ernst Bruder a été « 2è classe, légionnaire français ». On retrouve une variante de cette information : « Sur la fiche de lui qui a été faite pendant l’Occupation et où j’ai lu : Mutilé de guerre à 100%. 2è classe, légionnaire français ». Le fait d’avoir été légionnaire français n’a pas empêché E. Bruder d’être déporté en tant que Juif dans le convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz. Bien que mutilé de guerre à cent pour cent, E. Bruder possède un dossier de Juif et non de Français : « Bruder Ernst / 21.5.99 - Vienne / n° dossier juif : 49091 / Profession : Sans / Mutilé de guerre 100 %. 2è classe légionnaire français gazé ; tuberculose pulmonaire. Casier central E56404. »

 

Modiano, réputé pour son relativisme, n’est néanmoins pas un auteur engagé. Il montre sans cesse les ambiguïtés et les complexités des situations dépeintes. L’auteur n’est pas un historien même si ses romans ont une portée historique. Il n’exprime pas de jugement comme on peut le voir, par exemple, lorsqu’il parle de l’écrivain allemand, Félix Hartlaub : « Comme Friedo Lampe, il est mort à Berlin au printemps de 1945, à trente-deux ans, au cours des derniers combats, dans un univers de boucherie et d’apocalypse où il se trouvait par erreur et dans un uniforme qu’on lui avait imposé mais qui n’était pas le sien. »

 

L’auteur relativise de même la position des fonctionnaires : « Au moment de signer, ce fonctionnaire mesurait-il la portée de son geste ? Au fond, il ne s’agissait, pour lui, que d’une signature de routine et, d’ailleurs, l’endroit où était envoyée cette jeune fille était encore désigné par la Préfecture de police sous un vocable rassurant : “Hébergement, Centre de séjour surveillé. » Ainsi évoque-t-il à un certain moment les amies des Juifs qui avaient, à l’instar de leurs compagnons, arborer l’étoile juive en signe de solidarité ; les dossiers des anciens combattants ayant servi au recensement des Juifs. D’après Modiano, les Juifs ont été persécutés avant et après la guerre et pour cela le narrateur a souffert bien qu’il soit né après la guerre.

 

Dora Bruder a, en outre, une portée allégorique plus large. Dans son évocation de l’Occupation, Modiano vise également la société moderne bureaucratique et technocrate. Il fait preuve d’un dégoût évident pour celle-ci et la déshumanisation qu’elle engendre dans les commissariats de police, les hôpitaux. Sa recherche de l’extrait de naissance de Dora Bruder métaphorise le trajet d’un prisonnier dans un camp de concentration.

 

Le narrateur s’est intéressé à Dora avant tout à cause de son caractère rebelle. Sa fugue a été l’affirmation de sa liberté. Elle n’a pas voulu se soumettre à la discipline du pensionnat et s’est révoltée contre son sort. En cela, Dora a fait preuve d’indépendance. Le narrateur, lui aussi a fait une fugue ce qui, dans son optique, le rapproche d’elle : « Je me souviens de l’impression forte que j’ai éprouvé lors de ma fugue de janvier 1960 » mais, il est conscient des conditions très dissemblables dans lesquelles se sont déroulées leur fugue respective : « Qu’est-ce qui nous décide à faire une fugue ? Je me souviens de la mienne le 18 janvier 1960, à une époque qui n’avait pas la noirceur de décembre 1941. Sur la route où je m’enfuyais, le long des hangars de l’aérodrome de Villacoublay, le seul point commun avec la fugue de Dora, c’était la saison : l’hiver. Hiver paisible, hiver de routine, sans commune mesure avec celui d’il y avait dix-huit ans. »

 

La Place de l’étoile


Satisfaite de mes capacités mémorielles à la Modiano, je commande un thé à la menthe fraîche et une tarte au chocolat pour savourer La Place de l’étoile, le Folio, version édulcorée avec illustration de Pierre le Tan en couverture. Un arc de triomphe sans tombe du Soldat inconnu et haut dans le ciel une étoile de David jaune.

 

J’en oublie ma tarte, mon thé, et j’en perds, non pas mon latin (ayant fait Lettres modernes je ne l’ai jamais eu), mais la notion du temps. Schlemilovitch me donne le tournis. Il a « décidé d’être le plus grand écrivain juif français après Montaigne, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline ». M’enfonçant plus avant dans ma lecture, je note : un brin antisémite, le Juif !! Narration caustique, écriture aux points de vue passant du tu au nous, puis au vous, pour revenir au je. Dans une ronde incessante, tentative de saisir l’intangible et des vérités insaisissables.

Le roman en 68 a fait pas mal de bruit à sa parution et je discerne un peu pourquoi. Il cloue au pilori l’antisémitisme galopant et la collaboration française – de faits ou latente – pendant l’occupation allemande. Raphael Schlemilovitch. Un nom aux consonances illustratives.

 

Le roman débute par un pastiche des écrits antisémites de Céline. La figure du père y est romanesque en raison même de son ambiguïté Schlemilovitch fait preuve d’une rare érudition. Aucun des écrivains réactionnaires ne lui est inconnu et il les cite abondamment. Je me dis que ce premier roman a dû surprendre au plus haut point les intellectuels dont les intérêts se centraient principalement sur les idéologies internationales. Apatrides, Schlemilovicth et le narrateur ressemblent étrangement à l’auteur, fils d’immigrés : « Je ne suis pas un enfant de ce pays. Je n’ai pas connu les grand-mères qui vous préparent des confitures, ni les portraits de famille, ni le catéchisme. »  

 

Parodie et provocation étalées à la louche : « Il espéraient un nouveau Marcel Proust, un youtre dégrossi au contact de leur culture, une musique douce, mais ils ont été assourdis par des tam-tams menaçants. Maintenant, ils savent à quoi s’en tenir sur mon compte. Je peux mourir tranquille.

Les critiques du lendemain me causèrent une très grande déception. Elles étaient condescendantes. Je dus me rendre à l’évidence. Je ne rencontrais aucune hostilité autour de moi, sauf chez quelques dames patronnesses et de vieux messieurs qui ressemblaient au colonel de La Rocque. La presse se penchait de plus belle sur mes états d’âme. Tous ces Français avaient une affection démesurée pour les putains qui écrivent leurs mémoires, les poètes pédérastes, les maquereaux arabes, les nègres camés et les juifs provocateurs. Décidément il n’y avait plus de morale. Le juif était une marchandise prisée, on nous respectait trop. Je pouvais entrer à Saint-Cyr et devenir le maréchal Schlemilovitch : l’affaire Dreyfus ne recommencera pas. » Un peu l’histoire de la réception de La Place de l’étoile, somme toute.

 

Une heure et demie plus tard, le livre refermé, je constate que la question du père et de son absence dans son omniprésence est douloureuse et lourde à porter : « Je regrettai amèrement le départ de mon père. Pour moi commençait l’âge adulte. Sur le ring, il ne restait qu’un seul boxeur. Il s’envoyait des directs à lui-même. Bientôt il s’écroulerait. En attendant, aurais-je la chance de capter – ne fût-ce qu’une minute – l’attention du public ? » Moi, le lecteur, je suis fréquemment le témoin d’un humour discret, fait de jeux de mots voilés comme dans les phrases suivantes : « Décidément l’Amérique latine avait la cote dans le Bordelais, cet automne-là » et « Pas un moment il ne lui vint à l’idée qu’après avoir été un juif collabo, un juif normalien, un juif aux champs, il risquait de devenir dans cette limousine aux armes de la marquise (de gueules sur champ d’azur avec fleurons rissolé d’étoiles en sautoir) un juif snob ». Cette dernière illustre de façon poignante la recherche de l’identité qui reste la question fondamentale du roman. L’identité qui effraie le narrateur et trouble le lecteur par l’attrait quasi fantomatique exercé.

 

Rue des Boutiques obscures

 

Le beau temps de printemps continue et je peux à nouveau m’installer au soleil avec mon Modiano fraîchement arrivé dans ma boîte aux lettres. Rue des Boutiques obscures met en scène un personnage-narrateur amnésique à la recherche de son passé qui peut lui signifier son identité. Il ne sait plus qui il est, a été. Quelques phrases sont criantes de vérité et de réflexion : « Les gens ont, décidément, des vies compartimentées et leurs amis s’ignorent entre eux. C’est regrettable. »

Bien que ceci soit particulièrement vrai pour le narrateur, le lecteur ne peut se retenir d’en savourer la justesse.

Cependant, l’écriture vertigineuse de Modiano me donne le tournis et mal à la tête encore une fois. Mais une centaine de pages plus tard, je prends plaisir à la lecture. Pas que ce soit l’endroit où j’entre enfin dans le livre, mais c’est celui où la langue commence à entrer en littérature, d’une façon magistrale, il faut bien l’avouer :

« La rue était déserte et plus sombre que lorsque j’étais entré dans l’immeuble. L’agent de police se tenait toujours en faction sur le trottoir d’en face. Vers la gauche, si je penchais la tête, j’apercevais une place, déserte elle aussi, avec d’autres agents de police en faction. Il semblait que les fenêtres de tous ces immeubles absorbassent l’obscurité qui tombait peu à peu. Elles étaient noires ces fenêtres et on voyait bien que personne n’habitait par ici.

Alors, une sorte de déclic s’est produit en moi. La vue qui s’offrait de cette chambre me causait un sentiment d’inquiétude, une appréhension que j’avais déjà connus. Ces façades, cette rue déserte, ces silhouettes en faction dans le crépuscule me troublaient de la même manière insidieuse qu’une chanson ou un parfum jadis familiers. Et j’étais sûr que, souvent, à la même heure, je m’étais tenu là, immobile, à guetter, sans faire le moindre geste, et sans même oser allumer une lampe. »

 

Pourquoi aime-t-on Modiano ? Pour ma part, je suis même incapable de dire si j’aime le lire. Peut-être pas, en définitive. Cette recherche constante et itérative de l’identité par tous les moyens possibles force très certainement l’admiration, toutefois, je la trouve pathologique, pathétique en un sens et je regrette qu’elle s’inscrive dans un langage si terre à terre, si quotidien, si plat en ce qui me concerne. L’admirable réside plus dans ce qui est dit que dans la façon dont c’est couché sur le papier. Une simplicité qui s’effiloche de page en page. Pénélope ne pouvait faire mieux pour éviter d’achever sa tapisserie. Modiano tisse au fil des lignes une toile au centre de laquelle se tapit une mémoire récalcitrante prête à dévorer chaque souvenir. Et, pourtant. Un paragraphe comme celui que je viens de lire est absolument sublime.

 

Un pedigree

 

D’un livre à l’autre, j’ai la sensation de lire le même ouvrage. Dans Un pedigree, Modiano écrit « À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapportera ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. Il ne s’agit que d’une simple pellicule de faits et gestes. Je n’ai rien à confesser ni à élucider et je n’éprouve aucun goût pour l’introspection et les examens de conscience. Au contraire, plus les choses demeuraient obscures et mystérieuses, plus je leur portais de l’intérêt. Et même, j’essayais de trouver du mystère à ce qui n’en avait aucun. Les événements que j’évoquerai jusqu’à ma vingt et unième année, je les ai vécus en transparence – ce procédé qui consiste à faire effiler en arrière-plan des paysages, alors que les acteurs restent immobiles sur un plateau de studio. Je voudrais traduire cette impression que beaucoup d’autres ont ressentie avant moi : tout défilait en transparence et je ne pouvais pas encore vivre ma vie ». Une impression que le lecteur retrouve dans tous les livres, confronté à la recherche d’une identité fuyante comme toujours vécue de l’extérieur

dans l’absence d’un soutien parental jamais défini explicitement. Bien au contraire, Modiano se retient, comme il l’écrit, de noter la dureté de ses parents à son égard et le manque d’amour dans son enfance : « Jamais je n’ai pu me confier à elle [sa mère] ni lui demander une aide quelconque. Parfois, comme un chien sans pedigree et qui a été un peu trop livré à lui-même, j’éprouve la tentation puérile d’écrire noir sur blanc et en détail ce qu’elle m’a fait subir, à cause de sa dureté et de son inconséquence. Je me tais. Et je lui pardonne. Tout cela est désormais si lointain… » La cruauté, voulue ou inconsciente, de ses parents est à la racine de son écriture, un refuge pour échapper au souvenir tout en le choyant, en le reformant : « Je me souviens que je trouvais quand même un horizon dans ce quartier de Grenelle, grâce aux petites rues tracées au cordeau avec leurs échappées vers la Seine. Parfois, je prenais des taxis très tard dans la nuit. La course coûtait cinq francs. À la lisière du XVe arrondissement, il y avait souvent des contrôles de police. J’avais falsifié ma date de naissance sur mon passeport pour avoir l’âge de la majorité, transformant 1945 en 1943. »

 

La conscience du moi, le rapport à autrui (ou son absence), la perception du temps, la mémoire fuyante, forment les névroses phobiques des héros modianesques. La solitude est leur lot quotidien ainsi que l’errance à la recherche d’une identité problématique. Omniprésente et fantomatique, la présence du père hante fréquemment les pages. Les questions ontologiques assaillent – jusqu’au point de non retour – les narrateurs obsédés par la mort, la leur, celle de proches ou de parfaits inconnus. A cet égard, Dora Bruder du roman éponyme, exterminée dans les camps de la mort nazis, restera le symbole de tous les Juifs assassinés gratuitement dans l’indifférence quasi cataleptique.

 

En bref, le héros modianesque est un solitaire, désincarné, désamarré du monde, abandonné à soi-même. Une souffrance, dont l’écrivain lui-même a subi les affres et qu’il raconte dans ce récit autobiographique, « Un Pedigree » : « Et sur sa table de nuit, je me souviens d’un livre : Comment se faire des amis, ce qui me fait comprendre aujourd’hui sa solitude ».

 

L’Horizon 

 

Dernier jour de ma période modianesque. Dans L’Horizon, le nouveau roman de Patrick Modiano, Jean Bosmans déroge peu à la règle. Solitaire, il l’est. De même Margaret Le Croz, son amie perdue de vue. Bosman se débarrasse du temps pour le reconquérir sous forme de

passé grâce à ses petits carnets, des cahiers Clairefontaine. Le temps, comme une origine retrouvée, lance l’épiphanie d’un passé à nouveau accessible dans le présent, une quarantaine d’années après son émergence dans les vies des deux protagonistes. L’imparfait offre une sorte de palingénésie du discours et l’éclosion du passé peut prendre place grâce, somme toute, à la mémoire revisitée qui fusionne, diffuse, les effusions du présent et du passé en une perspective centripète.

Une femme acariâtre, rousse et un défroqué, poursuivent Bosman, l’agressent, le rançonnent. Ce sont ses parents, dit-il sans en être tout à fait certain. Quant à Margaret, un homme, Boyaval, l’effraie par son assiduité acerbe et hostile. Persécutée, elle fuit ; toujours plus loin. Son affliction n’est pas sans rappeler celle de Guy dans « Poupée blonde » qui craint la réapparition d’un ancien condisciple de lycée, bizarre et hargneux, qu’annonce le bruit de son moteur au bruit terrifiant ; à cette différence que Boyaval surgit à l’impromptu.

Le caractère inquiet, la peur des catastrophes, les crises d’angoisse effrénées, synonymes de la solitude existentielle ancrée en chacun des personnages feront place à ce que pourrait être l’espoir de retrouvailles dans un monde interlope :

« Il suivait la Dieffenbachstrasse. Une averse tombait, une averse d’été dont la violence s’atténuait à mesure qu’il marchait en s’abritant sous les arbres. Longtemps, il avait pensé que Margaret était morte. Il n’y a pas de raison, non, il n’y a pas de raison. Même l’année de nos naissances à tous les deux, quand cette ville, vue du ciel, n’était plus qu’un amas de décombres, des lilas fleurissaient parmi les ruines, au fond des jardins. »

 

Ce dernier roman offre un horizon, une faible ouverture vers un avenir possible à l’encontre des romans précédents où tout futur, résultat d’un passé inassumé, est d’avance voué à l’échec.

 

Incapable de définir mon sentiment à l’égard de Modiano, je referme le livre. En définitive, c’est peut-être cela la sensation modianesque. L’indécision. J’aime ou je n’aime pas. Il me faudra attendre le prochain Modiano pour creuser la question et connaître la réponse. Mais, pour moi maintenant, c’est un fait acquis. Une fois la lecture entamée, il m’est impossible de reposer ses romans. Je les ai lus d’une traite, sans reprendre mon souffle et en retenant ma respiration.

 

Murielle Lucie Clément

9 commentaires

Je viens de terminer le livre de Modiano, son chef d'oeuvre, puisqu'il a été primé. Je dois dire que j'avais hâte de le terminer, à la fin j'ai dit OUF, je n'en pouvais plus.


moi c est l atmosphere du livre ( rue des boutiques obscures) qui m a séduite. La peur, non identifiée, toutes ces vies passées qui remontent en surface par bribes, cette atmosphère inquiète ,  cette histoire tragique dont on voudrait rassembler les morceaux, c est tout cela , ce mystère, cette compassion que l on ressent pour le narrateur amnésique en quête de son histoire, de son amour perdu qui m a séduite.  A ne pas lire par temps de déprime, je le concède.

Quand vous écrivez "on ne lit pas P. Modiano tout à fait comme un autre auteur", je crois que vous avez tout parfaitement résumé. On cherche bien souvent en littérature à être "impressionné", terrassé par un style époustouflant, ou des thèmes qui vous remuent les boyaux ou vous amènent la larme à l'oeil. Ne vous attendez pas à être ébloui en lisant Modiano, à lire des assertions, à trouver une Vérité, à apprendre quelque chose. Car Modiano se situe à l'inverse de ce courant si contemporain de la conclusion, de l'emphase, de la Vérité trouvée et dispensée au lecteur. Modiano, c'est une atmosphère, un sentiment diffus et bien souvent une mélancolie. Il ne peut pas plaire à tout le monde parce qu'il faut une certaine sensibilité pour l'apprécier, une sensibilité d'être humain ouverte à la gratuité, à la lenteur, à la mélodie mineure si particulière de ses textes. Si vous voulez du rapide, de l'efficace, du concret, de l'esbrouffe, Modiano n'est pas pour vous. 

Oui, Patrick Modiano a un style bien à lui. Il prend son temps, un peu comme les cinéastes français ciselant lentement et mezza-voce les personnages de leurs films. Alors, je veux bien comprendre le manque d'intérêt américain pour ce genre de films, et pourquoi pas pour Patrick Modiano (encore que...), mais c'est à nous de défendre l'exception rédactionnelle française...même après la reconnaissance du Nobel.

Rue des boutiques obscures est un livre passionnant mais une bizarrerie m'a frappé en le relisant :Il se passe pendant l'occupation mais à aucun moment M. ne donne un élément un repère concernant la période.Par exemple lorsque la bande va de Paris à Sallanche ( donc franchit la ligne de démarcation même après novembre 1942 ) il n'en est pas fait mention; Autre anomalie Porfirio Rubirosa gagnant Megève y alla pour rencontrer Danièle Darrieux déjà très connue et toujours vivante et qu'il épousa là bas ! Finalement on se demande ce qui pousse Pedro et Denise à tenter de passer en Suisse .Curieux qu'au moment du Goncourt il ne semble pas que cette remarque ait été faite !

L'édition française a son prix Nobel tout le reste n'est que Littérature. Souhaitons que l'éditeur se mette au travail et corrige (avec l'accord de l'auteur) les imbécillités, fautes de français et inepties des ouvrages du susdit. Espérons que ce dernier cesse de créer des personnages à la façon simpliste des polars des années 40/50 en prétextant que ce vide sidéral est une enveloppe de mystère délivrée sciemment.

marmeladov ne parle pas trop mal de Modiano ; j'ajoute ceci, que c'est Angelo Rinaldi qui mérite le Nobel, et c'est même pour cela, et juste pour cela, que je suis fâché contre le bon Modiano...

xristophe, à force on va se demander si Rinaldi n'est pas de vos amis pour le mettre ainsi à toutes les sauces, surtout ici où, avis personnel, il me semble que votre remarque était déplacée. Combien chacun a son auteur de coeur, certes, mais c'est Modiano qui a eu le prix, ne gâchons pas ce plaisir là par l'amertume d'un autre qu'on aurait souhait plus grand

Rinaldi est un "ami" mais "inconnu" (comme le titre un poète), et même il est cher à "mon cœur" c'est vrai. Il n'en sait rien ! Etre son ami se mérite - je n'en suis pas là.  (Et quand cela serait ?) // Je n'ai pas, vous l'avez compris, personnellement de "plaisir" à "gâcher" par le succès de Modiano qui, à mon goût (comment serait-il "déplacé", ce goût ?) est un auteur sympathique mais médiocre, - et surtout comparé à Rinaldi (on le saura !) qu'on ne saurait "souhaiter plus grand" (si je lis bien vos mots à la fois ambigus et écorchés) (ou simplement bâclés, très cher Loïc). Je vois dans la liste des commentaires où je me contente d'ajouter le mien, qu'il est loin, Modiano de faire l'unanimité, au contraire. Allez-vous censurer ce message ?