Une guerre sans fin?

Avis de tempête : au terme d’une enquête de plusieurs années à l’échelle de la planète, Naomi Klein, connue comme  porte-parole « superstar » de l’altermondialisme, alerte, dans son nouveau livre de combat, sur l’urgence de changer tant de mode de vie que de modèle de développement et de vision du monde, alors qu’il en est encore temps… L’urgence climatique, une ultime chance à saisir pour une refonte de l’espèce « par des processus qui renforcent la démocratie plutôt qu’en y renonçant » ?

 

 

La journaliste et réalisatrice canadienne Naomi Klein frappe fort et juste, depuis No Logo (2000) et La stratégie du choc (2008), approfondissant sa réflexion sur la guerre sans fin qu’un modèle économique (un « capitalisme du désastre » déréglementé qui aurait perdu jusqu’à l’intelligence de se fixer des limites susceptibles de lui épargner son si peu résistible suicide…) mènerait contre tout ce qui fonde la société humaine. Son nouvel opus hyperdocumenté s’en prend, à la première personne du singulier, au « réchauffement de la planète » et en appelle à un renversement de l’ordre du monde tel qu’il se défait sous nos yeux : au-delà de la crise écologique et du chaos climatique annoncé, c’est rien moins une guerre sans merci « contre la vie » qu’une caste prédatrice aurait engagé au nom d’un « fondamentalisme marchand » en roue libre, fondé sur le gaspillage et présenté comme « la seule voie possible » : « Le système économique et la planète sont en guerre l’un contre l’autre ; ou, plus exactement, l’économie est en guerre contre de nombreuses formes de vie sur Terre, y compris la vie humaine »…

 

« Alors, c’est quoi notre  problème ? »

 

Tout observateur infiniment moyen reconnaîtra sans doute les « trois piliers » ( ?) de l’ère frénétique qui passe l’espèce « non inhumaine » ( ?) au laminoir d’une « vision du monde fondée sur la domination » : privatisation du secteur public, déréglementation des marchés et allègement du fardeau fiscal des entreprises. Rien que du très convenu qui depuis trois décennies a détricoté le « vivre ensemble » : « Le système actuel est conçu pour inventer de nouvelles façons de privatiser les biens communs et de mettre les catastrophes au service du profit ; livré à lui-même, il n’est capable de rien d’autre (…) Les trente dernières années ont été marquées par l’affaiblissement constant de la sphère publique. Ce travail de sape se mène au nom de l’austérité, qui a succédé à d’autres notions tout aussi abstraites et déconnectées de la vie quotidienne (équilibre budgétaire, amélioration de l’efficacité, stimulation de la croissance économique, etc.) pour justifier ces incessants appels au sacrifice collectif, qui servent tous le même objectif…»…

 Tout ce « sabotage systématique » pour quoi ? Juste pour du « profit » à si court terme qui a transformé la planète en toupie désorientée entre des griffes de joueurs cupides si mal intentionnés ? « Alors, c’est quoi notre problème ? » interpelle l’égérie de la gauche nord-américaine. Serait-ce cette « logique » mortifère qui « privilégie la réduction des pensions de retraite, de l’aide alimentaire et des soins de santé plutôt que l’augmentation des impôts des riches » - la même  que celle qui « recommande de fracturer la roche-mère pour en extraire les dernières émanations du gaz et les ultimes gouttes de pétrole avant d’amorcer le virage vers les énergies renouvelables » ? Le problème, serait-ce cette « idéologie dominante » qui façonne le paysage des dernières décennies, menant à « l’extraction débridée des ressources fossiles » comme des ressources humaines pressées jusqu’au burn out – voire au-delà ? Serait-ce cette vision glaçante d’une humanité guidée par la seule cupidité ? Serait-ce l’expansion « frénétique » du libre-échange ? Ou la technolâtrie béate, ce culte rendu à une technologie énergivore et déshumanisante supposée nous « sauver » au tout dernier moment des conséquences de nos actes ? Ou bien cette corruption consistant à faire payer le prix de la crise non à ceux qui en sont « responsables » ( ?) mais à ceux qui la subissent de plein fouet et se voient ainsi frappés d’une double voire triple peine ?

Pour     Naomi Klein, « les racines de la crise du climat plongent dans l’un des mythes fondateurs de la civilisation occidentale, issue des Lumières, selon lequel l’humanité a pour vocation de dominer une nature considérée comme illimitée et entièrement maîtrisable » - c’est le « grand récit qui transcende les frontières et les clivages idéologiques » et nous fait agir en pilleurs……

Jusqu’à récemment, ceux qui « profitaient des bienfaits de l’extractivisme pouvaient prétendre en ignorer les coûts tant que les zones sacrifiées restaient soigneusement dissimulées à leur regard »… Mais qui désormais aurait la folie de se croire préservé des conséquences de l’écocide enclenché ? Tout le monde ne se trouverait-il pas en zone d’ores et déjà sacrifiée, à la merci de la première faille qui se produirait dans le système ultrasécurisé dont nous dépendons bien trop ?

 

« Partager le ciel »…

 

Le moyen d’en sortir ? « Pour que le moindre changement puisse se produire, une nouvelle vision du monde devra s’imposer, en vertu de laquelle la nature et les autres peuples ne seront plus considérés comme des adversaires, mais comme les partenaires d’un grand projet de réinvention collective (…) Un tel changement met en cause non seulement le capitalisme, mais aussi ses assises matérialistes, que certains qualifient d’ « extractivisme ».

Divorcer avec le mirage extractif pour renouer avec la nature ? Avons-nous jamais coupé tout lien avec elle, ne serait-ce que pour en tirer notre subsistance ? « On doit arrêter de prendre sans rien donner en retour, et de traiter la Terre et ses habitants comme des ressources à piller plutôt que comme des entités complexes ayant droit à la dignité et à la régénération ». Y aurait-il une « justice climatique » qui transcenderait la question environnementale et mènerait à un véritable éveil civilisationnel ? L’instauration d’un revenu minimum garanti libèrerait-elle « les travailleurs de la nécessité d’accepter des emplois dans le secteur des énergies polluantes » ? Assurerait-elle un filet de sécurité sociale universel susceptible de « créer les conditions propices à un vrai débat de fond sur les valeurs – sur nos obligations mutuelles, fondées sur notre humanité commune, et sur ce que nous jugeons collectivement plus important que la croissance économique et la rentabilité des entreprises »?

Plus que jamais, « le principal levier de changement demeure l’émergence d’alternatives bénéfiques, pratiques et concrètes au développement polluant qui ne contraignent pas les gens à choisir entre la pauvreté et l’extraction toxique ».

Mais quand donc le partage d’une vision du monde éclairée, bien différente de celle qui jusqu’alors a dévasté la planète et sacrifié tant de vies –, fondée sur « l’interdépendance plutôt que sur l’hyperindividualisme, sur la réciprocité plutôt que sur la domination » -, l’emportera-t-il sur l’aveuglement, la passion de l’ignorance et le lobbying de ceux qui ne pensent qu’à « profiter » d’ultimes prédations sur des ressources en voie de tarissement ?

Paradoxalement, la pasionaria de l’altermondialisme, apaisée peut-être par une maternité tardive (en parfaite représentante du journalisme narratif anglo-saxon, elle se met en scène dans ses reportages), signe là son livre le plus « optimiste » : elle  estime qu’il reste « juste assez de temps pour réaliser l’impossible» sur une bien mince zone de confort qui n’en finit pas de se rétrécir en peau de chagrin, ne serait-ce que pour tenter ce pari fou de faire advenir un « monde plus juste »… Il se trouve que celui-ci a juste  le mauvais goût de se faire attendre indéfiniment depuis le commencement de notre aventure vitale, caractérisée par une difficulté persistante à transformer nos paroles en actes...



Michel Loetscher



première version parue dans les Affiches-Moniteur

 

 Naomi Klein, Tout peut changer, Actes Sud/Lux, « Question de société », 640 p., 24,80 €

 

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