Edouard Dor : L’Art de faire du porte à porte

Élément du décor souvent secondaire et donc mal observé dans les tableaux par l’œil distrait,  les portes peuvent devenir des points de passage essentiels afin de donner à la toile où le peintre les fait figurer des repères obligatoires pour que l’action avance. Elles battent, s’ouvrent et se ferment comme des paupières, permettant de communiquer ou non avec le reste du monde. En voici la preuve, à travers quatre œuvres que l’écrivain a délibérément choisies parce qu’elles en expliquent d’une manière détournée l’ensemble. Il aurait pu retenir celles que l’on voit par exemple dans certains tableaux de Gabriel Metsu, James Ensor, Hopper, Chardin ou encore Magritte, voire d’autres. Certes, moins que la fenêtre, la table, un fauteuil qui intègrent nombre de toiles, la porte apparaît peu dans l’art pictural mais il y en a suffisamment pour que ce panneau de bois, quand il entre discrètement dans le cadre, participe à l’histoire. Celle-ci tourne, comme dans les pièces de Musset, sur des gonds bien huilés sans qu’ils en amoindrissent pour autant la portée.

 

Dans le cas présent, Edouard Dor a distingué, avec finesse, les œuvres  où les portes jouent un rôle aussi discret que fondamental entre les acteurs que le peintre met en scène, en l’occurrence un homme et une femme. Selon lui, l’huis est la clé de ce qui se passe entre eux. Que ce soit chez Degas, Fragonard, Salviati et Vallotton, Edouard Dor voit dans les portes l’élément quelconque qui est en réalité l’agent du drame - peut-être de la comédie - que ces artistes ont peint ou dessiné, en espérant qu’un jour futur un amateur en chercherait la signification.

 

Cet amateur curieux des charmes de la peinture débarrassée de toute érudition excessive, exégète et poète, c’est lui. Il signe un petit livre plein de subtiles approches, au style limpide et précis excluant la pédanterie. Par interrogations successives, menant comme un détective qui classe, mesure, évalue, élimine les indices, Edouard Dor met sous le regard ces quatre moments ténus qui font qu’à défaut de comprendre le rôle des portes, le lecteur spectateur glisserait à côté du sujet dans sa réalité. Du moins celle que ces maîtres ont bien voulu livrer, car leur immense talent maintient forcément entrouverte notre curiosité, à savoir notre envie d’en savoir plus en craignant d’ignorer leurs vrais motifs.

 

Les analyses envisagées libèrent de nouveaux espaces de réflexion. Edouard Dor possède assez de tact pour ne pas regarder par le trou de la serrure. De seuil en seuil, il franchit les étapes qui apportent des solutions parfaitement plausibles, intéressantes, inédites. Au même titre que les artistes leurs compositions, l’écrivain agence ses enquêtes par touches délicates, forçant le ton au besoin, esquissant la conclusion, gommant le superflu. Il étudie les lignes de fuite, remonte à partir d’autres œuvres du même artiste aux sources de chacune de celles qu’il décrit, compare, perce les mystères d’un « corset blanc au lacet défait jeté à terre» dans Intérieur de Degas, interprète le sens « d’un verrou placé si haut » dans le chef-d’œuvre de celui que l’on appelait Frago, ou encore questionne « le tracé fantaisiste de la plinthe » montrant que le chambranle tel qu’il est peint dans La Visite de Vallotton empêche la porte de se fermer. Pour maintenir l’attention et guider le limier que nous sommes à notre tour tentés de devenir, s’appuyant sur les jalons que les peintres ont posés afin de progresser dans leur tableau, il désigne des chapeaux haut de forme, des lampes, un coffre, un bouquet de fleurs, une pomme, des accessoires qui se changent en autant de pistes aboutissant au résultat, c'est-à-dire à constater que finalement, rien n’est sûr.       

 

Dans ces quatre cas, les portes sont une manière d’intermédiaire entre deux êtres dont les relations sont complexes. Violence, négociation, offrande, contrainte, les portes même si pourtant elles frappent par leur discrétion, contribuent à la narration picturale de façon primordiale et toujours différente selon les œuvres. On suit le commissaire Dor avec intérêt dans son cheminement et on acquiesce à ses démonstrations qui, bien que convaincantes, offrent à son lecteur le loisir d’être prolongées ou corrigées. C’est le propre des grandes œuvres de permettre à chacun de voir plus que leurs auteurs n’ont pensé à y mettre, comme c’est la chance que propose ces textes d’aller plus loin dans leur examen. Edouard Dor laisse entrebâiller les pages de cet ouvrage, pour notre plaisir.   

 

Dominique Vergnon

 

Edouard Dor, Quand la peinture se joue des portes… Sur des œuvres de Degas, Fragonard, Salviati et Vallotton, Editions Michel de Maule, 85 pages, septembre 2013, 20 euros.

Aucun commentaire pour ce contenu.