Emmanuelle de Boysson : « Émilie, Blanche et Marquise me ressemblent un peu »


Romancière et critique littéraire à Marie Claire, Service littéraire,  Le salon littéraire et BSC news, Emmanuelle de Boysson est présidente du Prix de la Closerie des Lilas. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres à succès, dont Les grandes bourgeoises (J-C Lattès). Sa série historique, Le temps des femmes, vous entraîne au XVIIe, au cœur des intrigues et des amours de trois héroïnes de fiction, trois générations d’artistes. Dans Le Salon d’Émilie, une jeune Bretonne devient préceptrice chez Arsinoé de La Tour qui l’introduit dans les salons littéraires parisiens. Malgré l’arrogance des nobles, Émilie écrit, s’impose. De ses amours clandestines avec un poète naîtra Blanche. La Revanche de Blanche plonge dans les coulisses de la Cour de Versailles et du théâtre de Molière où Blanche est comédienne. Amie de la sulfureuse Montespan, Blanche sera mêlée à l’affaire des poisons. Dans le troisième roman, Oublier Marquise, qui paraît le 3 avril 2013 (Flammarion), Marquise, une femme peintre mariée à Armand de Belle-Isle, tombe amoureuse d’un jeune artiste surdoué, fragile et irrésistible, Antoine Watteau. Ils s’aimeront à la folie. Elle l’admirera et l’accompagnera jusqu’à sa mort prématurée. Marquise charmera le vieux Louis XIV : il la légitimera par testament. Le duc d’Orléans qui abusa d’elle, trahira les dernières volontés du monarque. Elle n’aura de cesse de se venger, ira jusqu’à conspirer avec une bande d’aventuriers. Complots, enlèvements, jeux de masques, elle ne reculera devant rien. Un roman illuminé par l’amour et le génie de Watteau.

 

— Chaque volume de cette trilogie peut se lire indépendamment des autres. Il n’empêche que découvrir la totalité de cette grande fresque historique permet de traverser plus d’un siècle d’histoire, sous l’angle de trois créatrices. Dans Oublier Marquise, vous vous attachez à une femme de trente-huit ans qui aspire à être reconnue pour sa peinture. Avec une grand-mère écrivain, une mère, actrice, Marquise illustre un art où les femmes sont à l’époque considérées. Pourquoi avoir choisi une femme peintre ?

Depuis mon enfance, je suis passionnée par la peinture. C’est drôle, en rangeant mes archives, je retrouve un cahier sur lequel je collais des cartes des musées où j’allais, jeune fille. Lors d’un séjour, à Berlin, j’avais 13 ans, j’ai visité le Schloss Charlottenburg et la première carte que j’ai gardée est celle de L’Enseigne de Gersaint, d’Antoine Watteau. J’avais complètement oublié que j’avais vu ce tableau qui m’a fascinée et m’a inspirée dans Oublier Marquise. À Copenhague, j’avais été éblouie par les Van Gogh, dont Paysage à Saint-Rémy. À Bruxelles, j’avais adoré Vénus et Amour, de Cranach, le Vieux et L’hiver, de Breughel. J’avais vu à l’Orangerie l’exposition Cézanne. Et celle du centenaire de l’impressionnisme. J’ai des cartes de Femmes dans un jardin, de Femme au perroquet, de Monet et des Renoir. J’aime autant Botticelli, Petrus Cristus, Rembrandt, Van Dyck, que Toulouse-Lautrec, Marx Ernst, Picasso ou Bacon… Je vais me précipiter pour voir l’exposition sur le romantisme noir à Orsay. La peinture, c’est l’émotion immédiate. On entre dans un monde par le regard, on est saisi par la grâce. Rien n’est plus hypnotisant que Le paradis du Tintoret, L’ascension de la Vierge, du Titien ou Les Menines, de Velasquez. En réalité, j’aurais aimé devenir peintre. Il fut un temps où j’ai réalisé des tableaux de ports, des paysages, avec une technique pointilliste. Marquise aurait pu être musicienne, la peinture me correspond mieux. Et puis, j’ai une passion pour Watteau, mon héros.

 

— Après avoir été l’élève de Rigaud, Marquise fréquente Largillière, Coypel… et surtout tombe passionnément amoureuse d’un génie encore peu connu, Antoine Watteau. Incarne-t-il d’après vous l’esprit même du XVIIIe siècle ?

Watteau a traversé la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle puisqu’il est mort à 37 ans en 1721. Il fut un précurseur. Oui, vous avez raison, il incarne le Siècle des Lumières, avant la lettre. Très vite, ce jeune homme de Valenciennes, très influencé par Rubens et Van Dyck, se détache de la peinture académique, des portraits figés, des scènes de chasse, pour s’intéresser au théâtre. Il n’a pas un sou, il est embauché chez des barbouilleurs du pont Notre-Dame avant de travailler chez Gillot, un graveur décorateur qui l’initie à la peinture des comédiens de foire. Watteau travaille ensuite chez Audran et décore les châteaux de Meudon et de la Muette. Assoiffé de liberté, il prend son indépendance et prépare le prix de Rome. Il flâne dans la charmante vallée où coule la Bièvre, non loin de l’actuelle place d’Italie. Il peint les petites gens, les paysans, les soldats, leur désoeuvrement. Sa sensibilité extrême l’incite à la rêverie, il est le peintre des fêtes galantes, ces rencontres de jeunes élégants dans des sous-bois. Ils se cherchent, se fuient, se séduisent, échangent peu, comme si Watteau avait perçu, avant l’heure, l’incommunicabilité, la fragilité de l’amour, la fuite du temps. En ce sens, il est presque déjà un pré romantique. Il suggère, il fait entendre de la musique dans ses toiles, des froissements de tissus, des murmures : il a inspiré Fragonard et les impressionnistes.

 

— Vous avez procédé à de nombreuses recherches historiques sur la période ce qui donne à votre roman une ampleur, une profondeur et une substance hors du commun. Marquise est violée par le duc d’Orléans qui ne tarde pas à devenir Régent. Comment jugez-vous cette époque.

Je ne la juge pas, j’essaie d’en restituer l’esprit. La fin du règne de Louis XIV est mortifère. La descendance royale s’éteint, une série de deuils, de morts parfois mystérieuses. Le roi et madame de Maintenon sont confits en dévotion. Dans les salons, comme celui de madame Lambert, les langues se délient. L’esprit des Lumières naît avec le goût du bonheur défendu par Fontenelle. À la mort du roi, le Régent bafoue ses volontés et s’impose. Libertin, il entame de profondes réformes dont celle de la finance par la création d’une banque avec John Law. Un vent de liberté souffle. Les femmes portent des robes volantes ou à panier, des bistrots s’ouvrent, le commerce prospère. On mise sur la Nouvelle Orléans. C’est une époque de contrastes, de paradoxes. Voltaire, l’insolent, finira par se soumettre, mais vous connaissez la suite…

 

— La figure de Watteau est envoûtante. Tout comme son œuvre. Les relations qu’il entretient avec Marquise sont à la fois complexes et lumineuses. Malgré leur différence d’âge, le caractère de Watteau, qu’est-ce qui les attire l’un vers l’autre et pourquoi leur histoire dure ?

Marquise est mariée à un financier, occupé par son ambition, un peu volage aussi. Elle s’est longtemps consacrée à ses enfants, à sa maison et commence à se remettre à la peinture. Lorsqu’elle rencontre Watteau, elle a quatorze ans de plus que lui ; il l’attire par son intelligence, sa manière nouvelle de parler de l’art, sa jeunesse aussi. Elle se sent seule, s’en retourne chez lui, dans la loge d’Audran, le conservateur du palais du Luxembourg. Il est fragile, sauvage, elle est mondaine, pleine d’énergie. Il se confie, lui fait découvrir son monde, sa vallée, son atelier secret (Watteau, très instable, change souvent d’adresse). Elle le comprend, le soutient, l’aime passionnément, tel qu’il est, consciente de son génie. L’un et l’autre vont s’aider, se donner confiance, traverser l’absence, les brouilles, les échecs, dans la clandestinité. Ils forment un couple d’artistes. Watteau influence Marquise. Elle l’admire, l’encourage. Leur vie est consacrée à l’art. Leur amour se mue en une amitié amoureuse. Elle sera présente jusqu’à sa mort (Watteau souffrait du mal des poumons).

 

— Par sa naissance, Marquise appartient à deux mondes, celui de la Cour et celui des artistes, en découvrant que son vrai père est Louis XIV, comment réagit-elle ?

Avant de mourir, l’ancienne courtisane, Ninon de Lenclos, qui a élevé Marquise, lui a confié qu’elle était la fille du roi. Marquise n’a aucune envie de rencontrer ce vieux monarque. Au cours d’une fête, elle fait la connaissance du duc du Maine, lui avoue qu’elle est sa demi-sœur. Dès lors, le duc n’aura de cesse de la présenter au roi. À Versailles, Marquise est touchée par l’affection que lui porte Louis XIV. Entre eux se noue une relation filiale qui la rassure. Le roi lui promet de la légitimer par testament…

 

— Comment sera-t-elle progressivement amenée à vouloir se venger de Philippe d’Orléans jusqu’à l’enlever, conspirer au risque de sa vie ?

Lors de la lecture du testament, le Régent refuse que Marquise soit reconnue. Elle lui en veut, d’autant qu’il a abusé d’elle quelques années plus tôt. Devenue l’amie du duc et de la duchesse du Maine, elle conspire avec une bande d’aventuriers liés à la duchesse. Enlèvements, pamphlets, trahison avec la complicité du roi d’Espagne, elle sera mêlée à la fameuse conspiration de Cellamare dont Alexandre Dumas fit ses choux gras dans Le chevalier d’Harmental.

 

— Comment expliquez-vous son amitié avec la duchesse du Maine, belle-fille du roi, épouse du bâtard légitimé de la Montespan, reine de la Cour de Sceaux ?

La duchesse du Maine, qui avait la taille d’une enfant de dix ans, est fascinante. Orgueilleuse, capricieuse, autoritaire, fantasque, passionnée d’art, elle est la petite-fille du Grand Condé, l’un de ceux qui résista à Mazarin pendant la Fronde. La grand-mère de Marquise, Émilie, fut, elle aussi, une frondeuse. Sa mère, Blanche, l’amie de la sulfureuse Montespan, était la belle-mère de Bénédicte du Maine. Les deux femmes sont liées par la défense d’une même cause : se venger du Régent. Bénédicte le déteste : il a exclu son mari du pouvoir, l’a méprisé, lui a fait perdre son honneur et son rang. Marquise a subi des humiliations. Elle découvre les folles les Nuits de Sceaux où la duchesse fait revivre le théâtre, les fêtes des débuts du règne de Louis XIV. Presque envoûtée, elle suivra Bénédicte jusqu’au bout.



— Le point commun entre ces trois générations de femmes est le désir de parvenir, puis de se venger ? Marquise réussit-elle mieux dans cette entreprise que sa mère et sa grand-mère ?

Apparemment oui. Marquise devient un peintre reconnu, elle est reçue à l’Académie royale de sculpture et de peinture. Elle a passé plusieurs mois à la Bastille et a oublié ses rancœurs, décidée à s’imposer dans un monde d’hommes. Mais son mari fait faillite, la crise financière fait rage : il perd ses actions en Nouvelle-Orléans et convainc Marquise de s’exiler en Bretagne. Watteau est mort. Désespérée, Marquise revient au pays de sa grand-mère, à Locronan. Là où Émilie était partie, Bretonne sans le sou, pour devenir préceptrice dans une famille noble. Je n’ai pas voulu y voir un échec. Plutôt un temps de réflexion. Le pouvoir et les honneurs passent. Ce retour au pays est peut-être un nouveau départ. Qui sait ?

 

— Vous avez beaucoup écrit sur les femmes, vous êtes présidente du Prix de La Closerie des Lilas dont les membres sont composés de personnalités féminines éminentes, estimez-vous que les femmes ont une revanche à prendre ?

Je ne parlerai pas de revanche. Les femmes ont beaucoup acquis. Avec mes amies du Prix de la Closerie des Lilas, nous défendons la littérature des femmes, nous mettons en lumière une romancière méconnue. Je suis tout de même persuadée que le chemin est long avant que les femmes accèdent à des postes de dirigeantes et de femmes politiques de premier plan. Mon combat : la violence faite aux femmes. Elle est à la fois physique et verbale. Beaucoup se taisent. Il est temps qu’elles soient soutenues, incitées à se défendre.

 

— Vous êtes une grande lectrice. Vous connaissez parfaitement les tendances qui se dessinent, s’imposent. Comment jugez-vous la littérature féminine d’aujourd’hui ?

Foisonnante, passionnante, créatrice. Je découvre tous les jours de nouveaux talents. Sensible au style, à l’imagination, à l’originalité, j’ai souvent de vrais coups de cœur, je les défends, j’en parle dans Marie Claire, je les propose au jury de la Closerie. Des tendances ? Il y a toujours une veine d’auto fiction incarnée par Christine Angot, le goût des secrets de famille (Tatiana de Rosnay, Catherine Locandro, Delphine de Vigan, Emmanuelle Bernheim, Nathalie Rheims…). Des romans débordant d’imagination, comme ceux de Véronique Ovaldé, d’Amélie Nothomb, de Chloé Delaume, de Claire Castillon, des textes poétiques (j’ai adoré Une Saison de Sylvie Bocqui, paru chez Arléa), des livres engagés dits de société (Valérie Tuong-Cuong), des polars, des thrillers, des histoires d’amour, d’émotion (Brigitte Giraud, Anne Bragance, Laurence Tardieu). À vrai dire, il n’y a pas de tendances différentes de celle de la littérature masculine, mais parfois, on entend une petite musique personnelle et poignante qui semble venir de loin, de l’enfance, le chant de cette longue lignée de femmes qui nous ont ouvert la voie.

 

— Outre votre activité de critique littéraire, vous vous consacrez totalement à l’écriture, qu’est-ce que cela représente pour vous ?

J’écris depuis l’enfance. L’écriture représente pour moi un espace de liberté, j’ai besoin d’écrire, comme de respirer. Cette « second life » me permet de m’évader, de créer un monde, des personnages, une intrigue. De ne pas m’ennuyer, me barber, comme dirait Sagan.

 

— Avez-vous des projets littéraires ?

Je suis dans une période de flottement, le moment que je préfère et qui me fait peur aussi. Je laisse venir les idées, je relis tout Sagan, des passages de Proust. Je rêve, je me promène, je prends des notes, attentive à mes désirs, à l’inattendu, aux histoires que je glane au fil de mes rencontres. Je ne sais pas si j’écrirai la suite du Temps des femmes. J’ai envie d’écrire un roman contemporain, avec forcément, un personnage féminin fort et fragile, en proie à des passions.

 

— Quels sont vos auteurs favoris et pourquoi ?

Madame de La Fayette, Diderot, les premiers romanciers à mon goût. Flaubert, mais surtout Stendhal dont j’ai adapté Le Rouge et le Noir au théâtre. Proust, bien sûr. Et les Russes : Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov, pour ses nouvelles, son théâtre, Pouchkine, Gogol…et Nabokov ! Les romancières anglo-saxonnes : Jane Eyre, Charlotte Brontë, Katherine Mansfield, Virginia Wolf, Edith Wharton, pour leur manière de suggérer les émotions par des détails. Parmi les romancières : Sagan (pour son esprit vif, sa drôlerie), Annie Ernaux, Nathalie Sarraute, Michèle Desbordes, Nancy Huston, Siri Hustvedt et tant d’autres. Du côté des hommes : Bernard Frank, Joyce, Zweig… Parmi les auteurs d’aujourd’hui : Michel Déon, Modiano, Le Clézio, Anthony Palou, Patrick Besson, Echenoz, Christian Oster, Olivier Adam…

 

— L’hommage que vous rendez aux femmes à travers ces trois romans prolonge-t-il un engagement de longue date ?

Il ne s’agit pas d’engagement, mais de désir d’explorer l’univers féminin. Tout naturellement, j’ai écrit un récit sur ma mère Le secret de ma mère, sans doute le plus touchant de mes livres. Ma biographie de Madeleine de La Peltrie m’a permis d’évoquer le courage de ces aventurières parties vers le Nouveau Monde au XVIIe siècle. Après des essais sur les femmes : Femmes, les rendez-vous de votre vie et La Beauté des femmes mûres, je crois que le roman permet d’aller plus loin, de peindre des portraits plus émouvants. Avec Les grandes bourgeoises, je me suis beaucoup amusée. J’aimerais que Les Nouvelles provinciales soient adaptées à la télévision ; on y découvre que les femmes des régions sont souvent plus libérées que les Parisiennes ! Émilie, Blanche et Marquise me ressemblent un peu. Elles se battent, elles tombent dans des pièges, elles prennent des risques : écrire, c’est prendre des risques, s’exposer. J’en ai peur et envie à la fois !

 

Propos recueillis par Claude-Henry du Bord

© Photos : David Ignaszewski-Koboy

 

Emmanuelle de Boysson, Oublier Marquise, Flammarion, avril 2013, 21,90 €

 

Lire également l’entretien réalisé par Cécilia Dutter à l’occasion de la parution du deuxième volume de la trilogie, La Revanche de Blanche.

 

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