Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918 : Entre virilité et violence

Lisez le livre d’un Allemand, Ernst Jünger : Entre routes et jardins. C’est le récit de la campagne de France en 1940. Il y a là des pages qui font honneur au courage, à l’esprit de sacrifice, au sens de l’honneur du soldat français. » Ainsi écrit Malaparte dans son journal, en réponse aux lamentations françaises sur la déroute qui suivit la défaite. Mais ce n’est pas la seule raison de lire ces carnets.

 

Les journaux et mémoires de guerre occupent une place importante dans l’œuvre de Jünger, outre Routes et jardins, La guerre comme expérience intérieure et le célèbre Orages d’acier, voici donc ces Carnets de guerre. Engagé volontaire à 19 ans, après une virée à 17 ans dans la Légion étrangère, blessé 14 fois, dont la dernière par une balle qui lui traversa le poumon droit et faillit l’emporter, il se vit décerner la plus haute décoration allemande, la croix Pour le Mérite ; ce qui inspira au maréchal Hindenburg la réflexion suivante : « Il est dangereux de recevoir si jeune la décoration la plus haute. » Vingt ans plus tard, il refera la guerre suivante. Il avait la guerre chevillée au corps et s’écriera : Krieg unser Mütter ! » (La guerre, notre mère !) Il écrira aussi : « Nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore. »

 

Pourquoi lire ces carnets ? Ils ne pourraient que fouetter dans l’esprit du lecteur une haine atavique de l’Allemand et réveiller de vieux préjugés enterrés à la naissance de l’Europe. Mais il faut alors rappeler que tous les peuples, dans l’atroce XXe siècle, entretenaient une culture de meurtre, sacralisée par le fait qu’elle contribuait à la défense de la patrie, et qui suscita les deux guerres les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité. Dans cette culture qui fut celle de l’inculture, le meurtre exaltait la virilité. On retrouve les emportements belliqueux d’un Jünger dans tous les pays au nord et au sud, à l’est et à l’ouest. Ces pages sont un témoignage précieux : elles sont, en effet, écrites par le futur auteur de chefs-d’œuvre tels que Sous les falaises de marbre, et Héliopolis (fâcheusement absents de la bibliographie incluse). Il ne fut pas seulement un témoin autant qu’un acteur, il fut aussi un témoin pensant.

 

L’intérêt documentaire réside dans le détail des descriptions de l’enfer constant que fut la vie des combattants sur le front : bombes, mines, obus, balles et gaz les menaçaient quasiment en permanence soit d’une mort immédiate, soit des souffrances infinies qui affecteraient leur survie. Et que dire du bruit : « Des douzaines de cloches carillonnaient, des centaines de fusils pétaradaient, des fusées vertes et blanches montaient sans relâche dans les airs. Notre tir de barrage et notre feu roulant se déclenchèrent, des mines lourdes partirent avec fracas, traînant dans les airs une queue d’étincelles flamboyantes. » Tel un comptable de l’enfer, Jünger note tout, avec une précision inlassable : il se veut objectif. Il décrit les cadavres, les blessures, les souffrances. Un siècle plus tard, on en sort pantelant.

 

Que pouvait-il rester des hommes qui avaient survécu à ces années d’horreur ? Quelle était la leçon d’une traversée de l’enfer ? Le « témoin pensant » écrit : « Nous avons beaucoup perdu, tout peut-être, et même l’honneur. Une chose nous reste : le souvenir glorieux de la plus magnifique armée qui ait jamais existé, et du plus imposant combat qui se soit jamais déroulé. Conserver noblement ce souvenir au sein de ce siècle de reniement et d’atrophie morale. »

 

Et l’intérêt documentaire déborde alors le cadre objectif : car il met en lumière la froideur de Jünger à l’égard du massacre. Pas un moment ne l’effleure la révolte qui s’exprimera avec éclat de l’autre côté du Rhin : plus jamais ça ! Pas une larme sur les centaines de milliers de vies brisées. Ses carnets et leur conclusion constituent l’acte d’accusation le plus implacable de l’esprit guerrier qui régna dans cette longue époque, associant la Virilité et la Violence.

 

Joseph Vebret

 

Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918, traduction Julien Hervier, Christian Bourgois Éditeur, 571 pages, 24 €

Aucun commentaire pour ce contenu.