Méritons-nous la réédition de Drieu la Rochelle à la Pléiade ?

Ils seront nombreux à se récrier qu’entre Dostoïevski et Dumas vienne s’intercaler un écrivain entaché par son collaborationnisme actif durant la Seconde Guerre mondiale, ayant de surcroît professé un antisémitisme virulent dans des textes publics ou privés. Drieu devait-il figurer dans la Pléiade ? La question vaut certes d’être posée, mais à condition que l’on s’interroge sur sa valeur en tant qu’écrivain et pas uniquement sur le bien-fondé des engagements de l’homme. Car sinon, purgeons définitivement les rayonnages de nos bibliothèques de tous les tordus, déviants et autres enragés reliés pleine peau qui y cohabitent déjà, de Sade à Céline, en passant par Montherlant, Bataille, Genet et une kyrielle de libertins. En fait, le motif d’inquiétude majeur qui taraude certains esprits, c’est sans doute de voir, derrière cette porte ouverte à des extrémistes de droite, une réhabilitation pure et simple, via le littéraire, du « fascisme à la française ». Mais au fond n’y-a-t il pas plus étonnant encore que la présence de l’auteur de Gilles dans la prestigieuse collection de Gallimard ? Ainsi de l’absence criante d’un Maurice Barrés, dont on sait qu’il fut un phare pour la jeunesse d’avant 1914 doublé d’un écrivain de haute lice, que d’aucuns jugeront plus constant en la matière que l’inégal Drieu.


© Innocent


 

Quoi qu’il en soit, le scandale est là, et le succès de la publication sera en partie fonction du tapage qu’elle suscitera, selon la bonne vieille logique éditoriale. « En partie » seulement, car à s’imprégner de l’introduction signée du spécialiste Jean-François Louette (peu suspect de complaisance envers les droites, nationale, buissonnière ou rabique), on se convainc aisément que le « cas Drieu » en vaut le détour, et que s’il n’est sans doute pas la meilleure référence dont puisse se targuer l’honnête homme, son approche de la création romanesque présente des audaces et des qualités qui le rangent parmi les plumes incontournables de l’entre-deux-guerres.

 

Une écriture de l’intime

 

L’apport principal de Drieu réside sans doute dans son écriture de l’intime, qu’il situe dans une zone assez trouble, entre aveu sans fard et subtil jeu de transposition. Cette narration de l’ego commence avec les pages étonnantes d’État civil pour s’achever avec Récit secret, quelque vingt ans plus tard. « Un mélange de confession et d’invention, de sincérité et d’affabulation » selon la formule de Jean-François Louette, qui séduit le lecteur, en esquissant sous ses yeux le portrait d’un homme qui lui échappe au moment même de se dévoiler. Voilà sans doute le ressort de la dynamique drieulienne et du charme « tantôt évanescent, tantôt insistant – mais aussi captivant qu’indéniable » qu’il exerce sur qui prend la peine de le fréquenter.

 

On se souviendra peut-être qu’Antoine Compagnon, dans son étude sur les antimodernes, faisait de Drieu l’ultime épigone de la génération fin-de-siècle. Après l’avoir apparenté à Stendhal et au Maupassant de Bel-Ami, Jean-François Louette l’inscrit quant à lui dans un sillage qui remonte longtemps avant le XIXe siècle, et il le fait même sortir de l’orbe français, en comparant plutôt son regard à celui des satiristes de l’Antiquité. Drieu en Juvénal transporté sur l’Île Saint-Louis, à l’époque des surréalistes puis des émeutes du 6 février 1934 ? Pourquoi pas, après tout. Cela expliquerait notamment le paradoxe qu’il semble incarner à lui seul : « obsédé par le vrai, il se voue à être le peintre amer du faux – universellement répandu ».

 

Drieu sera en effet toute sa vie rongé d’être un « collabo », mais pas au sens historique que l’on a prêté à ce qualificatif ; un collabo envers son époque, qui aura été pour lui source de quelques plaisirs frivoles et davantage encore de souffrances morales aiguës. Son existence, qui peut paraître légère lorsque l’on se borne à envisager sa façade « dandyesque », se sera menée, en pas de deux, du mentir-vrai au détachement. Une telle chorégraphie ne pouvait s’achever que par le grand écart, l’écart absolu d’avec les hommes.

 

Parangon du cynisme

 

Oui, Drieu demeure toujours bel et bien lisible aujourd’hui, par contre il semble de plus en plus difficile à saisir. Pour reprendre une formule célèbre, appliquée par Montherlant à Barrès justement : « Drieu s’éloigne ». Non pas tant parce qu’il semble inconcevable, au début d’un nouveau millénaire, de perdre son temps à percer à jour cet homme qui se fourvoya à la poursuite de chimères totalitaires, s’aveugla à force de contempler des idéologies meurtrières, consuma son âme en la passant à la flamme de passions politiques dévorantes. Mais bien parce que Drieu osa en son temps rendre compte de sentiments, de malaises, d’états critiques de l’être, qu’il n’est guère de bon ton de mettre en évidence à l’heure actuelle. En cela, il a poussé à son terme la dureté d’un Simenon quand ce dernier prétendait, à travers ses plongées, montrer « l’homme nu ». Drieu s’est pris pour sujet, parce qu’il se savait un parangon du cancer rongeant la société européenne : le cynisme. Sa façon de dépeindre, sans concession, la fascination immanquablement mêlée de mépris, voire de dégoût, que peuvent susciter les femmes au-delà de l’insatiable désir qu’on leur voue ; son rejet du sentimentalisme et de l’intellectualisme au profit d’une approche directe, partant héroïque, des corps, des objets, du réel en somme ; son exploration minutieuse, déclinée à travers maints avatars de papier qui ne seront que ses propres doubles, de la pulsion suicidaire et du rapport de l’individu moderne au Néant, ne peuvent plus dire grand-chose aux contemporains gavés de simulacres et repus de superficialités que nous sommes.

 

Au lieu de savoir donc si ce réprouvé-là a sa place dans la Pléiade, nous pourrions nous demander si nous, tétanisés de trouille dès qu’il s’agit d’affronter Eros et Thanatos, nous méritons encore de lire des écrivains de cette trempe. Car il est un élément capital, à l’exacte jonction de la vie et de la littérature, qu’a pleinement éprouvé Drieu, avec tant d’autres de sa génération, et que nous tendons à évacuer de notre rapport au monde : le risque. Lire Drieu en 2012, c’est déjà griffer aux yeux le masque de l’omnipotente Prudence qui nous magnétise, en masses comme en réseaux. C’est le partage d’une lucidité qui, de se savoir à chaque minute si proche de la mort, se sent à chaque minute intensément vivante.

 

Frédéric Saenen

 



Pierre Drieu la Rochelle, Romans, récits, nouvelles, édition sous la direction de Jean-François Louette avec la collaboration de Hélène Baty-Delalande, Julien Hervier, Nathalie Piégay-Gros, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », n° 578, avril 2012, 1936 p., 72,50 €





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