Simone Weil : Un effrayant génie

Elle est le plus grand penseur de son siècle, n’en déplaise aux défenseurs des écoles et autres chapelles, loin devant ou plutôt bien au-dessus de ceux qui croyaient pouvoir tenir cette place au demeurant peu enviable. Pour s’en convaincre, il suffit de la lire. Une œuvre à la fois dense et hétérogène, inachevée, parcellaire qui embrasse la totalité de ce qui nous concerne aujourd’hui et nous agitera demain ; les œuvres complètes, en cours de publication chez Gallimard, compteront seize volumes. Que ce soit la condition ouvrière, la responsabilité politique, l’éthique, la mystique, la beauté, la foi, les mathématiques, la nécessité, l’individu, la société…

 

L’Herne nous a habitués à de substantielles livraisons, celle-ci est en tous points admirable, profuse, pénétrante au point de constituer la plus excellente des introductions à une œuvre aussi considérable. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’écarter les études précédentes, celles de M. M. Davy (un peu datée) et plus récemment de Robert Chenavier (toujours remarquable) de Florence de Lussy, Dominique Carliez ou Emmanuel Gabellieri. L’ambition est plus didactique avec ce fort volume et surtout très pertinente dans le choix des thèmes abordés. Et pourtant, rien n’est aussi périlleux que de faire montre d’originalité avec un tel grand esprit.

 

Simone Weil semble toujours être ailleurs que là où l’on croit la trouver, jamais linéaire en somme, et si souvent déconcertante que d’aucuns préfèrent ne pas la fréquenter trop. Elle dérange, agace même, ses intuitions nous font presque mal. « L’intelligence n’a rien à trouver, elle a à déblayer. Elle est bonne aux tâches serviles » écrit Simone Weil (1909-1943) qui marque ainsi nettement « les limites de l’intelligence discursive, à laquelle elle assigne pour fonction non pas de trouver, d’affirmer, mais de clarifier, de déblayer, de faire de la place » commente admirablement Pascal David dans un article où il démontre avec brio que cette œuvre relève bien de la philosophie dans le sens où « la philosophie n’est pas acquisition de connaissance, mais travail de transformation de soi qui ne laisse rien en réserve » prolonge David ; gouverner sa vie et notamment en recourant à des notes destinées à former des exercices spirituels, à élaborer une méthode « pour une investigation perpétuelle de l’expérience » (Œuvres complètes IV) « pour établir un certain rapport entre le monde et soi, entre soi-même et soi ». Cette pratique consiste à orienter son attention et son désir vers la vérité – certes, et aussi vers Dieu.

 

Ceux qui ne connaissent pas encore (ou mal) Simone Weil trouveront ici de quoi répondre à nombre de questions essentielles touchant l’œuvre, car nombre d’aspects souvent occultés sont abordés et analysés, citons « Simone Weil et la mathématique » de Laurent Lafforgue, « Le pythagorisme de Simone Weil » de Jean-Luc Périllé, mais aussi « Simone Weil et l’Europe. Souci de soi, souci de l’autre » de Sylvie Courtine-Denamy, « La science et la foi » de Xavier Lacroix ou l’étude d’Eric O. Springsted : « Formes de l’amour implicite de Dieu ». Sans oublier les deux entretiens liminaires avec René Girard et Michel Serres lesquels reconnaissent leur dette envers cette pensée qui, lors de la parution de La Pesanteur et la Grâce, en 1947 furent bouleversés. Ce dernier intitule son dialogue avec François L’Yvonnet : « Une intensité de lumière » et reconnais avec franchise : « … j’ai pour elle une reconnaissance absolue. C’est par elle qu’existe le peu que je suis ». Il faudrait tant rappeler que toute évocation semble condamnée à la fatuité ou la plus navrante inutilité ; Weil fait partie de ces rares, très rares pensées avec lesquelles il n’est possible d’entretenir qu’un rapport éminemment personnel pour ne pas dire intime.

 

Fréquenter cette œuvre, en saisir l’unité dans l’étonnante diversité de ses expressions, la laisser agir en silence, comme par infusion, y revenir, se laisser emporter par elle au point de risquer de s’y perdre, comprendre le lien vivant qui unit l’exercice même de la philosophie à l’engagement politique, sans que jamais le passage à l’acte ne soit vécu comme une faiblesse, car la faiblesse est ailleurs, consubstantielle à notre être, comme l’est la souillure, l’appel de l’amour, la nécessité qui libère au lieu d’asservir.

 

Un effrayant génie, sans doute, plus encore, Blaise Pascal s’engageant dans les rangs des républicains espagnols ! Il est vrai que Simone Weil publiera des articles dans La Critique Sociale de Souvarine, l’ardent critique du stalinisme dans les années 30. Plus que jamais donc, en ces temps de misère et de désarroi, se plonger dans ce cahier, avec patience, avec délice pour mieux repartir à la découverte de Simone Weil, « âme incandescente » pour reprendre la belle expression d’Émilie Dickinson. Lire et relire ces textes majeurs que sont Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934) et ce chef-d’œuvre inachevé qu’est L’Enracinement (1943) et, sans relâche, faire des Carnets une lecture quotidienne afin de faire sienne cette méthode par laquelle chacun a une chance de devenir le prochain de lui-même.

 

Claude-Henry du Bord

 

Simone Weil, Cahier de l’Herne n° 105, janvier 2014, 408 pages, 39 euros

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