Raymond Jean : Qu’est devenue Berthe, la fille de Madame Bovary ?

En 1991, Raymond Jean publie aux éditions Actes Sud un court récit de 70 pages intitulé Mademoiselle Bovary. Le projet est simple mais passionnant ; il est pensé pour répondre à la question : qu’est devenue la fille des Bovary après la mort de ses parents ? On se souvient que Flaubert l’abandonne à son sort sans donner au lecteur le moindre renseignement, sinon la précision suivante : « Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent à payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grand-mère. La bonne femme mourut dans l’année même ; le père Rouault étant paralysé, ce fut une tante qui s’en chargea. Elle est pauvre et l’envoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton. » Et puis c’est tout…

 

Raymond Jean se charge de reprendre le récit là où Flaubert l’a laissé. Très modeste employée d’une filature, donc, Berthe Bovary rencontre un jour un jeune homme qui se trouve être Napoléon Homais, le fils du pharmacien. Il remet à Berthe le roman Madame Bovary. Celle-ci, aussitôt la lecture faite, s’empresse de courir chez l’auteur, Flaubert. Ce dernier, bougon et stupéfait, la reçoit malgré tout. Ils se rencontrent plusieurs dimanches consécutifs jusqu’à ce que Berthe passe enfin des vacances avec le romancier. Il lui parle un peu de sa mère mais Berthe se choque de l’immoralité de cette dernière. Bientôt, Berthe et Flaubert deviennent amants : une sorte de dernier amour pour Flaubert qui se substitue à une amitié étrange et improbable. C’est le trouble des sentiments chez le vieil homme : Berthe lui fait penser à sa nièce Caroline, il se sent aussi un peu son père mais il ne sait pas résister à sa sensualité ! Ce sera finalement un inspecteur du Secours Mutuel et une religieuse qui viendront chercher Berthe et l’enlever à Flaubert pour la reconduire à sa filature. Personne ne s’oppose à son départ, ni Berthe ni Flaubert. Chacun laisse faire, désemparé et passif, dépassé par le poids des convenances et lassé des devoirs à accomplir.

 

Étonnant petit roman, que l’on aurait aimé plus long, mais qui sait mêler habilement les fictions – Berthe côtoie ici Félicité d’Un cœur simple, devenue la bonne de Flaubert – à une sorte de réalité biographique qui serait celle d’un Flaubert vieilli, enfermé chez lui à Croisset. En s’intéressant au personnage de Berthe et en imaginant une suite à Madame Bovary, d’une certaine manière une sorte de réécriture aussi, Raymond Jean abonde dans une veine particulièrement mise à contribution. Dans les mêmes années, on note la parution de Charles Bovary, médecin de campagne (Actes Sud, 1991) de Jean Améry, Emma, oh ! Emma ! (Balland, 1992) de Jacques Cellard ou, un peu plus tard, Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary (Actes Sud, 2007) de Philippe Doumenc, entre autres. On n’oublie pas évidemment le roman graphique de Posy Simmonds, Gemma Bovery, publié chez Denoël en 2000 et qui vient d’être adapté au cinéma (2014).

 

De ce récit, Hubert Nyssen écrivait : « Quel écrivain n'a rêvé de s'introduire avec une affectueuse irrévérence dans un chef-d'œuvre qu'il admire, et d'y bousculer un peu l'ordre des choses ? Avec ce pétillant récit, où il inverse fiction et réalité, Raymond Jean l'a fait. En gourmet. » Il est vrai que l’intérêt du récit de Raymond Jean est à chercher dans la qualité de l’écriture du romancier, auteur de nombreux récits dont le fameux La Lectrice, qui sait prendre par la main son lecteur et l’emmener là où il veut. Éminent universitaire, Raymond Jean, avec Mademoiselle Bovary, profite du personnage de Berthe pour s’intéresser largement au portrait d’un Flaubert âgé et seul, et se moquer encore avec lui des frayeurs du bourgeois face à ce qu’il redoute le plus : « l’Immoralité » ! Le poids du temps, le hasard des destinées ou encore la loi bourgeoise sont les principaux thèmes de ce récit qui trouve le moyen de les interroger tour à tour en se souvenant du fameux précepte de Flaubert selon lequel il faut ne jamais conclure…

 

Thierry Poyet

 

Raymond Jean, Mademoiselle Bovary, Actes Sud, 72 pages, 1991

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