Retour à Duvert de Gilles Sebhan : Ni à charge ni à décharge

Dans cette enquête biographique, il n’est pas question de réhabiliter et encore moins de blanchir l’auteur du Bon sexe illustré qui revendique, dans les années 70, sa pédophilie. Il s’agit plutôt d’une confirmation, c’est-à-dire une claque infligée aux moralistes de tout poil (donc adultes) à propos des abus justifiables et justiciables sur les imberbes. Et, ironie du sort, après la découverte de son cadavre, le seul ouvrage récent « aperçu » par son frère est Le Traité d’athéologie de Michel Onfray qui pourrait fort bien le  faire passer au tourniquet de ses assises du troisième âge en jouant le rôle du juge Pinard, fort de ses actes d’accusation médiatiques non envers Baudelaire et Flaubert, mais le marquis de Sade, Freud, Foucault, Deleuze, Althusser…


L’article cité de Jean-François Josselin, paru dans Le Nouvel Observateur à propos de son essai polémique, L’Enfant au masculin, pose une alternative qui est le véritable fond d’une question culottée à propos de ce (mauvais ?) sujet : « Ou bien le jeune homosexuel a moins de 17 ans, 11 mois et 30 jours, et il est une victime (…) ou alors il a plus de 18 ans, et, d’abord il n’est plus jeune et ensuite, tout vérolé, tabassé, gueule cassée qu’il soit, il a en fait trouvé ce qu’il cherchait. » Dilemme : faut-il juger le poète « heureux » de dix-sept ans pour s’être envoyé le majeur Verlaine ? Devant ses détracteurs, Tony Duvert transforme son plaidoyer en accusation : « (…) les étranges leçons de morale aseptique que vous proposez ne cesseront d’être indécentes, imbéciles, poujadistes et vulgaires que du jour où vous pourrez les brailler aux hommes libres de vivre que nous ne sommes pas aujourd’hui. » Même si nombre de ses amis ont contribué ici à nous faire découvrir « le dernier maudit » de la littérature française en livrant un bon nombre de ses lettres émouvantes, choquantes, voire violentes, certains ont détruit des documents accablants comme des centaines de scrapbooks ou ont laissé en souffrance d’autres pièces épistolaires. Et Gilles Sebhan de remarquer : « (…) Duvert est un auteur unique, puisque tandis qu’on supprime les preuves de son existence, qu’on scelle ses écrits dans des coffres au lieu de les publier, son mystère brille plus fort. »


Ce Retour à Duvert établit un dossier qui n’est ni à charge ni à décharge (avec toute la polysémie afférente). Son auteur s’y présente en Diogène à l’image de son sujet : « J’ai cherché avec ma lampe torche de biographe à chasser les ténèbres en plein jour, ces ténèbres d’aujourd’hui, et ce que je cherchais, j’en suis à présent certain, c’était toujours un homme. »


Ecce homo : tout jeune, Tony a tenté de se suicider avant son père qui, lui, a réussi à transformer son échec professionnel en assurance vie pour toute sa famille. Cette mère qui ne travaillait pas, Tony, animé d’une haine sauvage, l’agonit jusqu’à sa fin par le biais de la fiction ou de philippiques épistolaires adressées à son frère, largement citées dans ce dossier auxquels sont joints des reproductions de clichés Polaroïd pour montrer l’innommable état des lieux de « la vieille folle » chez laquelle, réduit à la misère, il se réfugie. Et Gilles Sebhan de commenter : « Pédophile, incestueux et infanticide : voilà le portrait de la mère, dont Duvert nous dit qu’elle est la vraie coupable, le vrai monstre dont l’ultime scandale est d’être protégé par la société. La régression, c’était réintégrer l’utérus de la mère dont la petite maison pouvait être en quelque sorte la métaphore ou la matérialisation. »


Les amis ne sont guère mieux traités : il les tape au sens figuré et parfois au sens propre – si l’on peut dire. De plus, dans l’affaire du Coral (centre pédo-psychiatrique),  il ne lèvera pas le petit doigt pour défendre René Schérer à qui il avait dédicacé L’Enfant au masculin en ces termes : « A René Schérer en gage d’amitié et d’admiration invariables. » Ses liens fraternels seront de la même espèce sonnante et trébuchante. Mais de 1993 à  sa mort en 2008, c’est la rupture totale et le silence complet avec le monde – et pas seulement des lettres. Dans cette retraite forcée, l’écriture semble chez lui réduite à une velléité avec un récit dont on ne retrouvera pas le manuscrit. Acculé dans sa caverne platonique, il se passe des cassettes pédo-pornographiques grâce à la manne apportée par Gérard Mordillat en adaptant pour la télévision L’Île atlantique, couronnée par le prix Médicis. D’ailleurs, il n’a jamais accusé réception de la cassette envoyée… Il projette aussi… de revenir au Maroc, dans la médina de Marrakech où il a vécu deux années et écrit Journal d’un innocent en s’infligeant « une autocensure » qui l’« a obligé à taire cent mille émerveillements fort chastes que le Sud marocain (lui) inspirait… » Cette présentation édulcorée de son séjour à son éditeur pour renouveler son expérience n’aura pas de suite. « Dépression. Alcool. Repli. », tel est le bilan de cette fin de vie : « les pédophiles ont la vie la plus triste qui soit. » L’écriture était pourtant son seul combat, mais un combat avec lui-même qu’il a perdu. Un combat où il se montrait souvent sur la défensive comme le montrent ces mots adressés à René Schérer : «  Je vous jure que mes livres ne sont pas des pamphlets romancés, et que je les écris pour eux-mêmes ! Mes plus fortes convictions, dès qu’elles passent à l’épreuve d’un roman, s’en trouvent contestées : la “fiction” réintroduit un réel dont mes idées se passent très bien ! – mais quelle forme idéale d’autocritique. Et qui me montre que la littérature vraiment engagée peut seulement dire : je ne sais pas. »  Il reste aux lecteurs à transformer ce bel essai en faisant un aller et retour à Duvert pour s’en rendre compte.


Patrick Mouze

 

 Gilles Sebhan, Retour à Duvert, Le Dilettante, octobre 2015, 284 pages, 21 €

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