Hugo von Hofmannsthal : Un passeport pour l’intime vers l’universel

J’ai tardé à parlé de ce livre… non seulement parce que j’étais occupé, (il s’agit là d’un prétexte, d’une excuse), mais parce que je l’ai lu une première fois, en l’annotant copieusement, puis une seconde, par plaisir, presque par gourmandise, et une troisième, poussé par la nécessité de m’y plonger encore. J’en avais, il y a bien longtemps, découvert la lecture dans une édition de luxe, et déjà, il avait laissé en moi cette étrange impression de satisfaction que ne confèrent que les œuvres rares où le plaisir du texte se prolonge par la jouissance intellectuelle. Où la mémoire est grosse d’expérience autant que d’intuitions. Pour moi, il appartient à cette catégorie où l’exceptionnel diffuse son secret avec une délicatesse sans cesse traversée de profondeur : les Carnets de Joseph Joubert appartiennent à ce miracle.

 

Hugo von Hofmannsthal… si vous ne savez pas qui se cache derrière ce nom poétique et chantant, je vous plains ; vous ne savez pas ce que vous avez négligé. Hofmannsthal (1874-1929) est, avec Musil puis Wittgenstein, celui qui incarne le mieux le fleuron de la culture autrichienne, pour ne pas dire Viennoise ; la culture sans borne de cet aristocrate d’origine juive par sa mère est une exception dans cette capitale où la vieille noblesse était aussi sclérosée que rétrograde (exception faite de la princesse Marie von Thurn und Taxis). Influencé par Nietzsche et Freud, il affectionne les thèmes antiques, mais aussi ceux issus de la tradition catholique. La plus célèbre de ses œuvres (non sans raison), La Lettre de Lord Chandos est, comme Kirkegaard alors très en vogue, un chef-d’œuvre fréquemment qualifié d’écrit précurseur de l’existentialisme. Librettiste, poète, épistolier, romancier, ce styliste est aussi un penseur pour qui la langue est une instance de salvation : « Les mots ne sont pas de ce monde », titre de sa correspondance avec von Bebenburg, nous invite à en déduire qu’ils en révèlent un autre. Peut-être simplement connexe au nôtre.

 

Publié en 1922, Le Livre des amis se présente comme une collection de maximes et de fragments (J.-Y. Masson établit une différence pertinente au début de sa postface entre ces deux « manières » ou approches), dans l’esprit de ce qui était alors fort à la mode et représenté par Karl Kraus, Schnitzler ou Altenberg et ce à la suite de Goethe, en premier lieu, compris comme un maître insurpassable, puis Novalis et Schlegel - à cela près que ce petit livre qui occupe encore aujourd’hui une place éminente en Autriche est l’exemple parfait et subtile d’une synthèse entre tradition française et allemande. L’auteur a quarante-huit ans lors de sa parution, et le titre de son ouvrage n’est évidemment pas un hasard : il est en effet le fruit d’une amitié entre l’écrivain et un couple d’éditeurs, Anton et Katharina Kippenberg, propriétaires des éditions Insel, la maison de Rilke. Ajoutons en passant que Hofmannsthal avait découvert le projet (abandonné) de Goethe d’écrire un « livre des amis » inséré dans le Divan occidental-oriental, en consultant l’édition critique établie par Burdach… La première édition était pour le moins confidentielle, plus que soignée, magnifique, dans un grand format sur papier vergé, dorée sur la tranche supérieure. L’élégance pour habiller l’intelligence. Hofmannsthal confia à Katharina un choix de ses papiers intimes, notes datées, feuilles volantes et l’éditrice amie effectua un tri dans ce tout hétérogène, décida de l’ordre des éléments « comme elle l’avait fait onze ans plus tôt pour aider Rilke à achever Les Cahiers de Malte Laurids Brigge », précise J.-Y. Masson dont l’érudition n’a d’égale que son talent de traducteur intègre. Hofmannsthal s’était contenté de définir un plan en quatre parties, en suivant une progression thématique : Psychologie et vie privée ; Philosophie et morale ; Politique, histoire et vie publique ; Art et langage. « Auteur nourri d’autres auteurs, Hofmannsthal a voulu faire du Livre des amis le manifeste de sa conviction fondamentale que le travail créateur ne saurait se fonder sur la décision de faire « table rase » de tout ce qui précède. Dans le domaine de l’esprit (mot-clé de la pensée qui s’exprime tout au long de ce livre), la « propriété » ne signifie nullement l’absence de dettes, bien au contraire » (Masson), le poète avait donc hautement conscience de vouloir, par l’esprit, reconstruire une part de la culture européenne ébranlée par la Première Guerre mondiale. Un itinerarium mentis in spiritum autant qu’un testament voire un viatique. Très grand lecteur donc, l’auteur estime à juste titre d’ailleurs que la lecture est à l’image du « connaisseur » décrit par Otto Ludwig et qui sait mieux que nul autre entrer dans le processus par lequel l’œuvre intègre des éléments que le lecteur moyen écarterait, lire est un acte créateur. Pour Hofmansthal tout ce qui a valeur est forme (autant qu’esprit), forme dans le sens platonicien du terme : la forme authentique nait de la contemplation intellectuelle de la vérité. Et le lecteur idéal est celui en qui cette forme et la puissance agissante de l’esprit prennent vie, cette puissance « s’incarne comme l’a fait une première fois dans l’activité créatrice du poète, au point que l’œuvre renaît pour ainsi dire dans son esprit au fur et à mesure qu’il avance dans sa lecture ». Paul Valéry n’aurait pas démenti dont Tel Quel est fort proche du Livre des amis, exception faite des citations (« J’aime mieux être lu plusieurs fois par un seul qu’une seule fois par plusieurs »). Mais comment ne pas penser non plus à Charles du Bos et plus encore Ludwig Hohl, notamment dans ses Notes ou De la réconciliation non prématurée ? Et à Louis Lavelle dans La Parole et l’Ecriture ou à Wallace Stevens ?… La thèse est par ailleurs admirablement prolongée dans les « Libres propos sur la littérature et la lecture » dans La Patrie de l’âme de Jean Mambrino. Hohl distinguait par exemple « penser à nouveau » de savoir « recevoir ». Vous pourriez croire que je m’égare, il n’en est rien.

 

Au final, 548 fragments, aphorismes, maximes ou notes dont 149 citations empruntées à des « amis », grands auteurs ou contemporains (les deux ne s’excluent pas) : Rudolf Pannwitz, Pascal, La Rochefoucault, La Bruyère, Stendhal, Molière, pour ne citer que des Français et Goethe évidemment, der Meister. Il rassemble ici ce qu’il admire et féconde son esprit, devient lui-même, en citant, membre de ce « collège invisible », société de grands esprits qui communiquent entre eux par delà la mort et le temps ; le lecteur est convié à rejoindre cette confrérie silencieuse et contemplative. Le livre n’a pourtant rien d’un manuel ou d’un précis d’érudition, il enchevêtre les fils issus de bobines bien différentes, forme trame à la réflexion, non sans oublier la dimension ludique, non sans offrir nombre de clés nécessaires à l’intelligence de son œuvre. Un tout cohérent, surprenant, fluide, suite d’hommages, d’allusions, d’intuitions, de fulgurances, de confidences, de paradoxes, de mises au point, d’axiomes ai-je envie de dire, de colères… N’est-il pas enfin le rêve devenu réalité de Lord Chandos lui-même, auteur fictif de la lettre puliée par Hofmannstahl en 1902 et qui disait avoir longtemps projeté d’écrire un Nosce te ipsum – portrait de l’artiste à plus d’un titre et qui, sous nos yeux, prend vie ? Un ouvrage au titre socratique composé de sentences personnelles mais aussi d’anecdotes, de réflexions… et d’emprunts. Un autre, une amie, composa donc cet autoportrait qui même fragmentaire se donne comme un miroir de nos aspirations enfouis « dans la confusion à la fois ludique et mélancolique qui noue l’énigme du moi au mystère de l’altérité » écrit admirablement Jean-Yves Masson. C’est à lui que nous devons ce livre magnifique, cette somme devenue passeport pour l’intime vers l’universel ; il nous offre un livre qui est aussi un signe d’amitié, du traducteur, du concepteur au lecteur. Un relai brûlant. Et il me faut rendre hommage ici à son exceptionnel talent et à son courage d’éditeur. Mais il n’est de critique valide sans preuves avancées, de louanges sans raison de louer. Permettez-moi donc de citer quelques fragments de façon que, même allusivement, vous soyez plus que convaincus par cette œuvre difficilement comparable, serrée, bien que toujours ouverte, et que vous vous précipitiez pour l’acheter afin de la garder près de vous, comme un ami reste au chevet d’un malade ami. Et l’on ne cite que ce qui a ému, pour mille raisons, dont la majeure partie demeure personnelle et donc non communicable. Ainsi :

 

« Il faut avoir entièrement foi en quelqu’un pour pouvoir lui faire vraiment confiance dans les détails » (p. 9) – dans les détails, oui, où le diable si souvent se cache dirait Nietzsche. « Rarissimes sont les gens qui, ne serait-ce qu’un seul instant de leur vie, ont véritablement voulu, et tout aussi rares ceux qui ont aimé » (p. 11) ; « Qui vieillit reconnaît que l’on ne cesse d’être coupable, à travers toutes les circonstances et tous les enchaînements de la vie ; pourtant, chaque être humain est aussi habité par sa propre variété d’innocence ; et c’est elle qui le maintient debout, il ne sait pas lui-même comment » (p. 13)… « sa propre variété d’innocence » à ces mots, je pleurais comme l’enfant que je ne suis plus. « Sans l’amour de soi il n’y a pas de vie possible, pas même la plus légère décision, rien que désespoir et immobilité » (p. 18) ; « Ce qu’il y a d’effroyable dans la culpabilité, c’est qu’elle attribue faussement une énorme légitimité à la peur, le plus grand mal qu’il y ait sur cette terre » (p. 23) ; « L’amour et l’attention sont réciproquement la condition l’un de l’autre » (p. 28) ; « Les règles de la bienséance, bien comprises, montrent aussi la voie dans le domaine spirituel » (p. 29) ; et, page suivante, comme un écho : « Du point de vue spirituel, on est autant de personnes qu’on fait de rencontres ». « Par le fait d’offrir et de recevoir leurs pensées, les êtres humains communiquent comme dans les baisers et les étreintes : celui qui accueille une pensée n’accueille pas quelque chose, mais quelqu’un. » (p. 35) ; « Il faut de la foi, et par conséquent du génie, pour concevoir l’amour qu’on vous offre » (p. 37) - je relus cette phrase si dense, plus de dix fois, comme enivré par l’évidence secrète qu’elle contient. Et, même page : « L’âme n’est jamais présente tout entière, si ce n’est dans l’extase. » ; « On ne peut exiger de quelqu’un qu’il sache tout, mais seulement qu’en sachant une chose, il sache tout » (p. 41) ; « Ce qu’est l’esprit, seul celui qui est dans la détresse le conçoit » (p. 44) ; « Savoir est peu de chose ; savoir de façon appropriée à la situation, c’est beaucoup ; savoir au bon moment est tout » (p. 46)… « Comme on ressent, on veut être ressenti » (p. 51), je soupirai d’aise, je le reconnais ; citation de Grillparzer : « L’être humain comprend tout, sauf ce qui est parfaitement simple » ; « La plénitude de l’existence humaine est bâtie purement sur du vide » (p. 54) ; « Se sentir matière destinée à quelque chose de plus élevé est la dernière chose qui reste à l’homme lorsqu’il se condamne lui-même. » (p. 56) ; citation de Goethe : « Qui ne se souvient pas du bien n’espère pas. » ; « Tout sujet, en chacun de ses points, mène à l’infini. » (p. 79) ; « Plus enrichissante du point de vue spirituel, et plus belle que la critique du langage, serait une tentative se s’arracher au langage magiquement, comme c’est le cas dans l’amour. » (p. 94) – éloge de l’idiolecte, bien avant Barthes ! et, dernière page, une note avec une citation : « Magnifique parole de Poussin à la fin de sa vie : Je n’ai rien négligé. »  (p . 102)

 

Jean-Yves Masson n’aura pas seulement produit ici une traduction impeccable, il aura complété, sans lourdeur, l’apparat parfois fautif, corrigé les citations bancales ou fausses, s’en tenant strictement à l’édition de 1922, pour satisfaire une probité intellectuelle sans défaut. Amis qui me lisez, lisez ce livre majeur qui laissera en vous le goût plein d’alacrité de retourner à d’autres œuvres, de voyager en lui, de rêver et, si vous n’avez pas la migraine, de réfléchir un peu, avant qu’il ne soit trop tard. Sed satis est jam posse mori : « C’est déjà assez d’être mortel » écrit Lucain, autant passer le temps qui reste, peut-être bien peu, en délices dont ceux de la langue ne sont pas des moindres.

 

Claude-Henry du Bord

 

Hugo von Hofmannsthal, Le livre des amis, La Coopérative, octobre 2015, 144 pages, 18 €

 

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