Biographie tendre et élégante de la Milena de Kafka

Incontestablement, c'est la proximité, même si brève, de Milena Jesenska (1896-1944) avec Kafka (1884-1924) qui a fait entrer cette femme dans la légende des lettres. Et si les Lettres à Milena sont un témoignage touchant l'auteur du Procès,  elles sauvent de l'oubli une femme exemplaire. C'est pourtant bien Kafka, roide et terne, qui lui permet de devenir ce qu'elle sera, en la poussant à écrire, en la dégageant des contraintes de l'amour malheureux, en lui donnant une chose précieuse entre toutes : la confiance en soi. Mais avec Kafka elle n'est pas libre, c'est un être empesé, pétri de morale et qui vit dans l'oubli de son corps, quand Milena est une force, une onde s'élançant dans la vie. Leur rencontre est une magie d'un instant, mais qui aura forgé le destin de tous les deux. Mais Milena est bien plus que la femme de Kafka, celle — la seule — qui lui aura fait un temps préférer la chair à la littérature…

Milena est à elle seule toute une histoire et un personnage attachant qui n'aura eu de cesse de fasciner ses contemporains, aussi bien ses amies d'école que ses dernières camarades, déportées politiques au camp de Ravenbsrück (1).  Elle est tout l'esprit de cette République tchécoslovaque qui n'existe qu'entre la chute de l'empire austro-hongrois (1918) et le Dicktat du IIIe Reich à propos du rattachement des régions germanophones — juste avant la trahison des Alliés et la signature des accords de Munich (28 septembre 1938) —, puis de tout le pays devenu simple protectorat de la Bohême et de la Moravie (1939). Vingt années d'espoir et de Belle-Epoque, comme un souffle de liberté …

Milena naît dans un milieu privilégié, son père est un dentiste de renom et elle peut fréquenter l'école des jeunes filles qui formera le corps des intellectuelles (journalistes, écrivains) et lui donnera pour toujours le goût de la liberté, la fameuse Minerva. C'est également la nièce de la grande poétesse Ruzena Jesenska, qui sera son modèle et son mentor, son ange gardien parfois également. 

Mais Milena est aussi une jeune fille à contre-courant des obligations de son rang et de sa naissance, elle aime à choquer son bourgeois et à donner une image canaille d'elle, elle est dépensière, futile… Devenue journaliste, traductrice, femme de son temps, infiniment moderne, elle fréquente les cafés littéraires à la mode et y rencontre tout ceux qui comptent. Elle y trouve son mari, Ernst Polak, qui l'emmène à Vienne où il l'abandonne presque dès son arrivée (1918). Livrée à elle-même, elle va devenir correspondante de presse et marquer par le ton nouveau qu'elle emploie les lectrices de ses billets d'une voyageuse : elle s'implique comme témoin de son temps, elle parle volontiers directement à ses lecteurs, leur ouvre plutôt son journal quotidien qu'elle ne leur donne des informations. Son ancrage à gauche, du côté des gens « vrais », ses reportages au style particulier comme une conversation, font vivre le quotidien des rues. Elle ne cessera plus d'écrire dans la presse, changant souvent de journl mais restant fidèle à sa propre voix.

Pour gagner sa vie, elle traduit aussi, de l'allemand et du tchèque, et persévère dans la fréquentation des milieux culturels. Elle y rencontre les œuvres de Kafka, qu'elle brûlera de rejoindre, mais dont l'aprêté la rebutera. Elle restera attachée à Ernst Polak, polygame et causeur, théoricien sans œuvre de la littérature, mais chef de file de la modernité et amant jaloux qu'elle quittera plus tard.
Milena gardera toute sa vie cette volonté de donner, même quand elle manquera elle-même, même pendant les pires heures de l'Occupation quand elle risquera sa vie, si bien qu'elle mendie d'un côté pour donner de l'autre, s'oubliant dans le don. Donner parcequ'elle se sent proche des gens, dans la rue, et qu'elle met sa vie au service de celles des autres, par le témoignage sensible qu'elle donne.

« Vous est-il arrivé une fois de voir derrière les barreaux de sa prison le visage d'un prisonnier ? Un visage découpé par les barreaux en croix ? Alors vou aurez compris que c'est la fenêtre, et non pas la porte, qui ouvre sur la liberté. Devant la fenêtre, il y a le monde. Un visage derrière les barreaux d'une fenêtre est plus terrible qu'un homme derrière une porte vérrouillée. Car, à la fenêtre, il y a tout l'epoir de la lumière, du soleil qui se lève, de l'horizon ; à la fenêtre, il y a les désirs et les souhaits. Derrière la porte, il y a seulement la réalité. »

Toute sa vie, elle aura incarné l'exigence la plus stricte en matière de littérature et la plus grande liberté, quitte à se fâcher avec les siens — elle restera longtemps sans parler à son père , et elle demeure comme une figure majeure de l'émancipation des femmes dans l'entre deux guerres. Engagée au côté de tous ceux qui lui sembleront œuvrer pour la liberté, elle écrit dans la presse communiste, puis se rétracte et devient une arrdente adversaire des dogmatiques à la solde de Moscou, ne pouvant admettre qu'un parti politique vous gouverne jusque dans votre vie privée. Ses critiques, qui assimile Hitler et Staline, la feront haïr. Arrêtée en novembre 1939, elle est déportée à Ravensbrück comme opposante et devient l'epoir de toutes les femmes, qui la connaissent et la reconnaissent, et auxquelles elle donne sans compter ses dernières forces pour les aider à survivre. Mutée à l'infirmerie, elle aura la charge des filles atteintes de maladies vénérienes et en sauvera beaucoup, par ses soins, par sa disponibilité à leur écoute. Epuisée, blessée, elle meurt en 1944 des suites d'une nephrite compliquée de rmumatisme articulaire qui avait commencé à la faire souffir dans la geole où l'avait remisée la Gestapo.

Cette biographie, pleine de tendresse,  nous dépeint une Milena intime, malheureuse en amour, fidèle en amitié, combattante des libertés et femme engagée dans son temps. Journaliste, traductrice, femme de cœur, muse de Kafka et de quelques autres, Milena Jesenska est une héroïne populaire en Tchécoslovaquie qui célèbre régulièrement sa mémoire. C'est une femme de cœur à ne pas réduire aux Lettres de Kafka, mais à découvrir dans le plein épanouissement de sa modernité.

Loïc Di Stefano

(1) Margarete Buber-Neumann, qui a survécut au camp, nous a donné un témoignage plein d'amour de Milena, dont elle partagea les derniers instants, dans Milena (éd. Seuil, points), témoignage qui est aussi le recueil des souvenirs de Milena qui s'était confiée à elle. 

Alena Wagnerova, Milena, Le Rocher, "Anatolia", janvier 2006, 192 pages, 21,90 euros

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