Les Intellectuels et l'Occupation, 1940-1944 : collaborer, partir, résister

La France qui pense en chemise noire

Quel est le point commun entre Jean Anouilh, Henry de Montherlant, Jean Cocteau, et, disons, Paul Morand ? Si vous pensez que ce sont des auteurs aux programmes de nos lycées, ce qui est vrai, mais rien d'autres, vous devez vous plonger dans cette sombre période de l'Occupation que voilà bien tristement éclairée.


Bien sûr, il est plus facile de citer Rebatet, Céline ou Drieu, qui portent sur eux le poids de l'infamie même pour ceux qui n'en seront jamais les lecteurs (1). Mais un grand nombre d'intellectuels français ont su faire oublier leur comportement durant cette période où la France vendait la France au sourire du IIIe Reich (2). Il ne faut pas juger, notamment ceux qui n'avaient que leur plume pour vivre et qui donnèrent des contes de Noël dans des revues « amies » de l'occupant. Il faut quand même relativiser, ce que cet ouvrage fait admirablement, entre les croyants et les athées...


Mais ce ne sont pas uniquement les écrivains et le monde de l'édition qui sont passés au crible, l'intellectuel pris dans son acception la plus large voit son image plus nette même si elle lui paraît moins propre. Et les institutions, les journaux, les grandes écoles, n'échappent pas à la règle.


Si, en effet, il semble que Gallimard puisse être sauvé par la présence en interne de Jean Paulhan qui fasse contrepoids à Drieu et permette le maintien d'une édition indépendante, il est bien rappelé que les maisons Denoël et Grasset ont rempli leur caisse avec l'antisémitisme. L'édition française, cas unique en Europe, est centralisée depuis le XVIIIe siècle à Paris, tout est sous le contrôle aisé de l'occupant. D'autant que certaines maisons vont s'empresser de faire le jeu des Allemands pour s'enrichir, notamment Hachette qui obtient le monopole du commerce du papier et de la diffusion (c'est de cette époque que date son hégémonie) et un certain Henri Filipacchi, l'un de ses cadres supérieurs, qui négocie directement l'établissement de la première liste Otto (3).


Des cas particuliers font l'objet d'analyses indépendantes, comme celui de Sartre qui résista dans l'écriture mais vécu assez bien la présence occupante (au quotidien du moins, son engagement de résistant intellectuel est sujet à caution) ou comme Céline ou le moins connu André François-Poncet. Ce sont toutes les institutions et tous les mouvements culturels qui sont passés au crible, aussi bien les silencieux par peur que les résistants d'outre-atlantique. Aussi bien les Grandes Ecoles que la Radiodiffusion (qui abrita Sacha Guitry, Simone de Beauvoir, Arletty...). Bien plus encore, la Collaboration des Intellectuels français au régime d'Occupation est étudiée dans une perspective européenne, pour signaler la spécificité du modèle français dans sa tradition culturelle (notamment pour l'édition) mais aussi pour montrer que le pays de la Liberté s'est volontairement livré à son agresseur. Certains diront d'emblée qu'ils voyaient dans l'Allemagne aryenne l'avenir de l'Europe et ont été fidèles à cette espérance (Drieu, Brasillach), d'autres qu'ils firent comme si de rien et laissait l'art s'exprimer pour eux (Cocteau), d'autres enfin firent mine de résister tout en n'étant pas si mal logé (Sartre, Simone de Beauvoir). Quelques figures se détachent, dont Paul Morand et Jacques Chardonne, mais si elles ne sont pas couvertes d'opprobre, c'est que leur lien n'était pas direct et qu'ils obéissaient à une hiérarchie, derrière laquelle ils étaient bien aise de pouvoir se protéger. En contrepartie, les figures des résistants comme Vercors et du groupe d'exilés new-yorkais, si elles existent, sont pales et ne redorent que partiellement le blason de cette patrie que Du Bellay appelait, il y a bien longtemps, la « mère des arts, des armes et des lois ».


La question que soulève ce genre d'ouvrage, sans prétendre à imposer un droit moral qui ne voudrait rien dire, mais en signalant les faits et les parcours d'individus représentatifs, est l'implication de la pensée dans un événement historique, c'est de sortir les purs esprits de leurs rêves éthérés et de les impliquer dans le cours du temps.


Cet ouvrage devrait figurer sur la liste de lecture de chaque étudiant en Lettres, de chaque écrivain qui se veut un tant soi peu conscient des exigences de sa fonction : si écrire c'est être dans l'Histoire, parfois, c'est l'Histoire qui vous écrase pour ce que vous avez refusé de voir. Une somme parfaitement indispensable.


Loïc Di Stefano


(1) Pourtant Céline et Drieu sont en édition de poche, chez Folio, ce qui rend passablement lisible cette infamie...


(2) D'intellectuels et de politiques, voir le cas de François Mitterrand, qui n'est pas isolé mais symptomatique... Tout le personnel administratif des ministères, des ambassades, des préfectures, etc., est resté le même à quelques exceptions près pendant l'Occupation et après.


(3) Ambassadeur chargé des affaires culturelles, assisté du brillant Herhard Heller qui devient l'ami du tout-Paris par son élégance et son intelligence littéraire (lire Otto Abenz et les Français, biographie de Barbara Trimbur-Lambauer, Fayard, 2001 et de Gehrard Heller un Allemand à Paris 1940-1944, Le Seuil, 1981). Pour une analyse vivante de cette période et des implications de nombres de nos écrivains vertueux, lire absolument la biographie de Gaston Gallimard par Pierre Assouline (Le Seuil, « Points », 1996) et Epuration des intellectuels (éd. Complexes, 1996), du même Assouline sur la période qui place certains, dont Aragon, en position de remédier eux-mêmes à leur faux-pas...



Les Intellectuels et l'Occupation, 1940-1944 : collaborer, partir, résister, sous la direction d'Albrecht Betz et de Stefan Martens, Autrement, « mémoires », sept 2004, 343 pages, 19,95 €

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