H.P. Lovecraft visionnaire ?

C’est un essai engagé qu’a osé publier le Brabançon Didier Hendrickx à propos H.P. Lovecraft, à qui l’étudiant en journalisme à l’Université Libre de Bruxelles avait jadis consacré son mémoire de licence, comme on disait à l’époque… Engagé, et qui va donc forcément déplaire. L’écrivain américain figure déjà de longue date parmi les plus suspects de nourrir une vision ultrapessimiste de l’humanité, basée sur des préjugés raciaux fermement ancrés et confinant souvent au délire pur et simple. Fallait-il qu’un petit Belge rouvrît le dossier et relançât le débat en classant l’auteur de La Couleur tombée du ciel au rang des contemporains capitaux, incontournables à la compréhension du malaise occidental actuel ?

 

Le mal, ou le bien, est fait en tout cas. Et le résultat est étonnant, car même ceux qui ne rejoindront pas les conclusions alarmées de Hendrickx quant à la déliquescence de notre époque ne pourront qu’applaudir face à l’exhaustivité de sa connaissance du sujet, parfaitement maîtrisé et toujours cité avec pertinence.

 

La thèse principale de Hendrickx consiste à soutenir que Lovecraft, en esprit lucide, sinon extralucide, avait vu mieux que quiconque le désastre de l’Occident et qu’il avait pressenti qu’un facteur crucial de la catastrophe serait – outre la perte des repères et valeurs traditionnels et les ravages de la modernité technicienne – la dégradation de la communication interpersonnelle.

 

L’appel à la découverte que lance Hendrickx a tout pour séduire : « En proposant à la lecture d’autrui cette plongée dans l’œuvre de Lovecraft, je souhaite simplement que ceux et celles qui parmi vous ont entendu parler de cet homme et qui sont intimidés par l’immense statue ou par l’écho de ses cris ne s’arrêtent pas à leurs premières émotions. Le visage froid et austère dominant le mausolée ne doit pas réprimer votre envie de vous abîmer dans ces espaces terrifiants et fascinants que l’auteur a excavés par-delà le mur du sommeil dans les territoires arpentés du rêve. L’étrange mélopée qui en émane ne vous quittera plus. »

 

Aie confiancccce, donc, lecteur ! D’autant que tu vas approcher l’un des rares représentants de l’âge d’or du fantastique, que Hendrickx situe entre 1908 (parution de La Maison au bord du monde de W.H Hopson) et 1937 (décès de Lovecraft). Le point commun des tenants de cette nébuleuse, où l’on croise également Lord Dunsany et Arthur Machen, est d’avoir élaboré des structures mythiques à la fois originales (chez Lovecraft, la légende fondamentale est inventée de toutes pièces) et originelles (elle se relie à un passé chtonien, primal, antérieur à l’apparition de notre espèce).

 

Même les profanes en la matière ont entendu proférer le ténébreux nom de Chtulhu, créé par Lovecraft et qui engendrera nombre de reprises et de continuations, un peu à l’instar des gestes médiévaux. Lovecraft s’est quant à lui imprégné des mythologies archaïques, et la structure sociétale des Grands Anciens qu’il met en scène n’est pas sans rappeler le schéma trifonctionnel des Indo-Européens étudiés par Dumézil. Son apport est d’avoir situé ce personnel divin dans d’inaccessibles confins et d’avoir conféré à son théâtre d’ombres une dimension cosmique, à maints égards effroyable par son éloignement temporel et spatial. L’une des rares clefs d’accès à cet univers est le fameux Necronomicon, ouvrage maudit dont on sait qu’il obsédait Borges, « nœud de fascination et de soumission » comme le qualifie bellement Hendrickx.

 

Le macrocosme inquiétant conçu par Lovecraft se reflète dans deux autres dimensions au moins, celle, géographique, de la Nouvelle-Angleterre, qui se dégradera irrémédiablement dès après la révolution américaine, et celle plus personnelle et intime de l’enfance. Une époque immune, pure, que Lovecraft sacralisera tout au long de son existence. Une fois posés ces jalons, le périple peut commencer. Hendrickx débusque dans les moindres recoins des romans et des récits plus brefs les éléments qui lui permettent de nourrir sa réflexion. Le lecteur pourra être parfois déconcerté, sinon lassé, par les litanies d’exemples tirés d’œuvres qu’il ignore ; s’il se fatigue, qu’il se précipite vers les conclusions de chaque chapitre, car c’est là que Hendrickx livre le meilleur de sa plume d’exégète. Le chapitre III, consacré aux « Bruits, musiques et langages » est à ce propos très révélateur de ses qualités. Emprunter ce raccourci reviendrait néanmoins à passer à côté de passages passionnants, comme celui où sont recensées les bibliothèques occultes nées du cerveau fécond de Lovecraft.

 

D’aucuns jugeront que les anathèmes des cinq dernières pages de l’ouvrage sont peut-être superflus, et que la passerelle que tente de jeter Hendrickx entre « 1910, 2010. À un siècle de distance, deux mondes similaires » est quelque peu branlante. Quoi qu’il en soit, à s’en tenir à sa riche étude du cas Lovecraft, le public francophone abordera muni de clefs de lecture solides cet immense écrivain, aussi maudit que méconnu, et qui sut faire face à l’abomination.

 

Frédéric Saenen

 

Didier Hendrickx, H.P. Lovecraft, le dieu silencieux, L’Âge d’homme, Collection « Revizor » n°9, février 2012, 175 p., 12 €.

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