Un essai réellement intelligent sur Mallarmé

Lire des essais est une tache ingrate, bien souvent on y trouve guère son compte, et quelques pages, quelques lignes parfois, arrivent seules à trouver grâce à nos yeux. Un nouvel essai sur Mallarmé court grandement ce risque… Jacques Rancière, avec ce texte court, non seulement tient le pari, mais il nous donne un essai qui semble avoir besoin d’être lu plusieurs fois pour en tirer toute la substantifique moelle…

Bien que ce texte ait dix ans, le voilà repris en poche et c’est un réel bonheur que de lire un essai réellement intelligent sur Mallarmé qui ne vise pas à le placer sur un piédestal d’où le lecteur vulgaire ne peut arriver à le comprendre, le plus souvent on doit se contenter d’admirer et de croire toutes les gloses plus ou moins compréhensibles que l’essayiste débite dans un langage toujours plus ésotérique encore !…

J’avoue ne pas avoir lu précédemment de livre de Jacques Rancière (1), cette lacune est désormais comblée, car la lecture de ce texte me donne envie d’en lire d’autres sous la même plume. Ceux qui le connaissent déjà ne seront peut-être pas surpris, et ils doivent déjà se délecter de ces pages depuis longtemps.

Certes, il faut reconnaître que le style de l’essayiste est ici impeccablement mallarméen par moment et qu’à bien fréquenter son auteur, il en a pris presque les inflexions… mais que le futur lecteur ne se cabre pas par avance, la langue de Jacques Rancière est une langue française d’une grande élégance comme il est rare d’en lire aujourd’hui, il n’a pas besoin de métalangage pour nous dire des choses simples, d’autant que ce à quoi il essaie de nous faire accéder est loin d’être facile, et il est honnête de dire qu’une lecture au calme et par petites doses est souhaitable pour en saisir toute la richesse.

Mais plutôt que d’avouer tout mon plaisir de lecteur, ce qui n’est pas rien dans l’acte de lecture surtout lorsque l’on parle de Mallarmé, il serait plus sage de parler de l’intelligence du contenu… avec la peur de n’en donner qu’un compte-rendu incomplet et être sûr de n’être pas complet tant de nombreuses pages ouvrent de perspectives intelligentes.

Mallarmé est un homme qu’il faut replacer dans son époque de façon tant chronologique que synchronique, ceci se faisant aussi bien sur le plan du quotidien dans toutes ses dimensions que dans la diversité des débats intellectuels qui animent son entourage et la vie artistique et politique qu’il traversa. C’est sur cette base que Jacques Rancière s’appuie pour nous faire comprendre les tensions profondes qui ont conduit Mallarmé à ce mode d’écriture et donc à nous livrer quelques clés qui permettent de décrypter les textes, et surtout la langue. En partant non du texte comme une énigme à déchiffrer mais en tentant de comprendre l’individu dans toutes ses dimensions, il trouve alors des biais pour nous faire accéder au pourquoi et au comment de cette fameuse « obscurité » du poète.

Par quatre étapes progressives, il essaie de décoder l’univers complexe de Mallarmé en s’attaquant tout d’abord à cette fameuse angoisse de la page blanche, du problème soulevé par l’acte d’écrire et les motivations qui justifient une continence. Ensuite dans un travail d’exploration de la poétique du mystère, il étudie les gradations qui vont de l’absence au néant en passant par le vide, et comment on peut y inscrire une œuvre. C’est notamment le moment où il redonne une place importante à la traduction de l’anglais de ce texte sur la mythologie, Les Dieux antiques, qui me semble être, à une première lecture, l’un des moments les plus pertinents de son étude. Puis c’est l’ouverture sur les débats entre formes artistiques, combat entre l’écriture poétique et la musique, c’est l’endroit où il me semble que le propos de Rancière est le plus discutable car l’opinion de Mallarmé sur les autres arts est souvent à prendre au regard de sa compréhension de ces formes artistiques. Ses amis proches qui sont peintres, musiciens ou sculpteurs, initient souvent plus Mallarmé qu’il ne possède de savoir propre sur ces formes artistiques, et souvent ces amis déplorent ses erreurs de compréhension. Certes Wagner joue un rôle, comme Debussy est un de ses amis proches, mais ni l’un ni l’autre ne joue un rôle vraiment capital tant il semble pour Mallarmé que la poésie est la seule vraie musique. C’est un peu la conclusion de Rancière mais par d’autres voies. Enfin il analyse avec beaucoup de subtilité la fonction du poète au regard des critères du temps et des ajustements que Mallarmé a pu et dû faire, et ce que cette fonction génère comme obligations dans l’écriture.

Voici donc une centaine de pages qui ne sont pas toujours translucides et qui demandent au lecteur un niveau d’exigence, mais en retour le texte est si riche qu’il doit pouvoir se lire et se relire avec un profit nouveau à chaque étape.

On regrettera juste le « Choix de textes » qui n’est pas toujours lié aux parties de l’essai, d’autant que certains textes cités explicitement sont absents et d’autres moins nécessaires présents, sans que ce choix ne soit clairement présenté. Après tout pourquoi ne pas donner tous les textes cités, ou utiliser ces citations au fil du texte, plutôt que de renvoyer en notes puis à un parcours du Choix de textes. J’en suis arrivé à ne plus me reporter aux notes et surtout au Choix de textes et ma prochaine lecture se fera avec les œuvres de Mallarmé à mes côtés. Mais pour des raisons éditoriales de mise en pages on sait que les éditeurs sacrifient souvent au plus simple et au plus économique en renvoyant tout l’appareil critique en fin de section, c’est dommage.

Ceci mis à part, le reste est d’une très grande richesse, et si vous n’y trouvez pas votre compte dès la première lecture, je vous assure qu’une lecture attentive vous offrira bien des plaisirs. L’essai de Jacques Rancière est loin d’être Le Petit Mallarmé sans peine… mais il est normal pour un auteur difficile d’y accéder par des essais exigeants. Si vous n’avez jamais essayé ce genre d’escalade d’œuvres monumentales, tentez de suivre ce guide qu’est Jacques Rancière. En un temps de mièvrerie littéraire et critique ou les Jean d’Ormesson et les Bernard-Henri Levy semblent faire figure de grands esprits, avec des pensées terre à terre ou une écriture lamentable, avec Jacques Rancière vous vous élèverez à des hauteurs de réflexions rares.

Maintenant, il vous reste à courir l’acheter et prendre le temps de le lire, et moi je vais ranger ce livre à un niveau accessible pour prendre le temps de loin en loin de lire à nouveau ce court mais brillant essai.

Stéphane Le Couëdic

(1) Première édition Hachettes Littérature, « coup double », février 1996


Jacques Rancière, Mallarmé, Hachettes Littérature, « Pluriel », août 2006, 130 pages, 5,90 € 

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