"Garçon, un cent d'huîtres ! Balzac et la table"

Tout lecteur un peu attentif de Balzac aura noté que l'on passe de longs moments à table dans ses romans.

Balzac est le premier écrivain à prendre son temps pour décrire un restaurant, un souper car l'homme est dans son assiette, pourrait-on dire. Jamais avant lui aucun écrivain n'avait eu une telle préoccupation. La table permet d'établir le statut social du héros, son caractère, d'évaluer son ambition ; le fumet d'une soupe nous aide à sentir l'atmosphère qui règne dans une maison.

De frugalité en excès énormes

Mais quels rapports Balzac entretenait-il avec la nourriture ? Ceux qui, comme moi, connaissent surtout le bonhomme ventripotent, seront surpris d'apprendre que Balzac a souffert de la faim dans sa jeunesse lorsqu'il était au pensionnat. Cela expliquerait-il ses rapports ambigus avec la nourriture ? En effet, s'il pensait que la frugalité — et même la chasteté — était indispensable au travail de la création — et s'appliquait ce régime pendant toute l'écriture d'un roman —, il était capable de se livrer à des excès « énormes, choquants » quand il en avait terminé. « Le bon à tirer signé, il filait au restaurant, avalait une centaine d'huîtres en hors d'œuvre, arrosées par quatre bouteilles de vin blanc, puis commandait le reste du repas  : douze côtelettes de pré-salé au naturel, un caneton aux navets, une paire de perdreaux rôtis, une sole normande, sans compter les fantaisies telles qu'entremets, fruits, poires de doyenné », nous décrit Anka Muhlstein. On découvre aussi un grand amateur de café, un drogué au café même. Il en buvait des quantités astronomiques, quitte à se faire sérieusement mal.

L'auteur nous livre également de savoureuses anecdotes comme celle de son emprisonnement. Balzac a passé quelques jours en prison pour s'être défilé plusieurs années à son obligation de servir dans la garde nationale. Il s'y fera servir un repas luxueux auquel il voudra convier Eugène Sue, emprisonné lui aussi. Ce dernier, rancunier — Balzac ne s'est jamais privé d'être assez désobligeant à son égard — refusera de se joindre aux convives.

40 restaurants dans la Comédie Humaine

Histoire privée et histoire générale se croisent dans ce livre. Anka Muhlstein a la bonne idée de replacer Balzac et ses romans dans le contexte de l'époque. Avant la Révolution, on mange très mal à Paris. Il n'existe guère que 4 ou 5 restaurants, et encore il s'agit d'endroits où l'on se « restaure », c'est-à-dire où l'on mange un petit plat rapide pour apaiser sa faim. Pendant des siècles, ce sont les lois très restrictives sur les corporations et les guildes qui ont régi la vente de nourriture. Seuls les nobles disposent d'une véritable cuisine avec sa brigade. Avec l'exil de la noblesse, des équipes entières de cuisinier, de rôtisseurs, etc., se retrouvent démunis de travail. Il faut nourrir tous ces députés de province qui séjournent à Paris. Certains, malins, embauchent le personnel de la noblesse dans leurs établissements qui seront dorénavant capables de servir des menus complets. 

Dans la Comédie Humaine, ce sont pas moins de 40 restaurants qui sont cités. Les préférés de Balzac sont Chez Véry et le Rocher de Cancale où l'on sert des huîtres fameuses, mets particulièrement apprécié au XIXe siècle.

Anka Muhlstein s'attarde sur quelques œuvres caractéristiques de l'importance de la table chez Balzac. L'horreur de la vie à la pension Vauquer se fait le plus rudement sentir à l'heure de passer à table. Un dîner de gala révèle, par la splendeur de la vaisselle, par la qualité de la nourriture, par la profusion des boissons, etc., l'ambition, le besoin de reconnaissance de César Birotteau.

La gourmandise : une compensation

Même si l'on sort beaucoup dans les romans de Balzac, une grande partie de la vie de famille se passe à table sous son toit. « La table en famille constitue le plus sûr thermomètre de la fortune des ménages », écrit Balzac dans La Cousine Bette.

Si, bien sûr, les avares mangent chichement et mènent une vie de despote (voir l'étrange personnage de Gobseck, héros éponyme, prêteur sur gages, chez qui on retrouvera, après sa mort, une quantité pharaonique de nourritures pourrissantes), pour autant les gourmands ne sont pas forcément heureux. La gourmandise est une compensation chez Balzac. Le ventre à la place du bas-ventre. Et dans son œuvre, on ne passe pas de la table au lit, comme c'est classiquement presque toujours le cas chez d'autres romanciers.
Chez Balzac la nourriture est dans tous ses états. On passe d'un estaminet sordide à un restaurant chic, d'un dîner de réception mondain de la noblesse à la cuisine étriquée de petits-bourgeois. Toute la société du XIXe siècle est conviée à passer à table.

Anka Muhlstein connait parfaitement l'œuvre de Balzac et l'on a grand plaisir à la suivre dans son étude. À travers la nourriture, elle fait de l'écrivain un portrait très attachant où prédominent son excentricité, sa générosité, sa nature excessive. On aime encore plus Balzac et son œuvre après la lecture de ce livre. Celui-ci nous permet aussi de nous replonger dans son style si puissant, d'être à nouveau ébahi par l'intelligence de son esprit, par sa clairvoyance sur le monde et son époque. Est-il un autre écrivain capable de passer en quelques phrases, comme naturellement, de l'évocation d'une nappe aux rapports en société ?

La conclusion d'Anka Muhlstein est un peu rapide, à peine plus d'une page. Elle intervient abruptement et nous laisse sur notre faim. Comme si l'auteur avait été sommée de conclure ou qu'elle avait dû terminer dans la précipitation. Nous prendrons cette précipitation comme une manière de nous dire que le commentaire de la table chez Balzac est inépuisable. 


Philippe Menestret

Anka Muhlstein, Garçon, un cent d'huîtres ! Balzac et la table, Odile Jacob/Histoire, octobre 2010, 218 pages, 23,90 € 

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