Pourquoi la critique littéraire et cinématographique française critique souvent pour des raisons impures

Mauvais genres


Pourquoi la critique littéraire et cinématographique française critique souvent pour des raisons impures.


Il y a en France trois sortes d’états : l’Église, l’épée et la robe.

Chacun a un mépris souverain pour les deux autres :

tel, par exemple, que l’on devrait mépriser parce qu’il est un sot,

ne l’est souvent que parce qu’il est homme de robe.

(Montesquieu, Lettres persanes, XLIV)


On a parfaitement le droit d’estimer que le film Oriana Fallaci (sorti cette semaine) n’est pas un bon film, mais l’une des raisons données sur un site Internet dans un article au demeurant assez bien écrit a de quoi laisser rêveur et rageur. « C’est un téléfilm. » Oui, Oriana Fallaci a été conçu à l’origine pour la télévision italienne et d’abord diffusé sur ce qu’on appelait il y a deux ou trois décennies « le petit écran ». Et alors ? En quoi cela constitue-t-il un critère de jugement, à propos d’Oriana Fallaci ou de tant d’autres films, d’ailleurs, puisque ce mot, téléfilm, est un chef d’accusation de plus en plus répandu ?


Les brillants penseurs qui pensent avoir tout dit en disant cela semblent ignorer, ou en tout cas avoir oublié, que les Duellistes de Ridley Scott, que Duel de Spielberg, que plusieurs films de Stephen Frears étaient à l’origine des téléfilms. Simplement, on ne s’en est pas aperçu en France parce qu’ils ont été exploités directement au cinéma, alors qu’ils avaient été d’abord diffusés à la télévision dans leur pays d’origine. Va-t-on jeter au panier toute une partie de la littérature française du XIXe siècle et du début du XXe sous prétexte qu’elle était d’abord parue sous la forme de feuilletons ? Maupassant, Gautier, Dumas, Zweig, Maurice Leblanc, Proust n’étaient que des journalistes. Fi !


Soyons honnête : il y a eu une époque où la distinction entre film et téléfilm correspondait à quelque chose. La télévision était encore enfermée dans le noir et blanc quand le Technicolor triomphait au cinéma. Et quand elle a commencé à se colorer, tout ce qui était rouge dans une image bavait lamentablement sur le petit écran. La taille même de cette « lucarne » faisait qu’on limitait autant que possible le nombre de plans larges et qu’on multipliait les gros plans. Mais les progrès techniques — entre autres l’arrivée des écrans plasma — font que toutes ces marques « d’infamie » n’existent plus. Sans parler du fait que certains grands films français aimeraient bien disposer du budget attribué à certains téléfilms américains.


On pourrait également rappeler que la production cinématographique française n’échappe pas depuis trente ans à un effet pervers — régulièrement, mais vainement, dénoncé par des réalisateurs et par des producteurs. La télévision, qui est devenue en France le plus gros producteur de cinéma, finance en priorité des films qu’elle pourra diffuser, et si possible à une heure de grande écoute. Beaucoup de films sont ainsi, dès le départ, des téléfilms qui n’osent pas dire leur nom.


Nous n’attacherions pas tant d’importance à ces arbitres des élégances qui s’obstinent à coller sur des flacons des étiquettes inadéquates si leur « méthode » n’était le fruit d’un long apprentissage inculqué au lycée dès la sixième dans les études littéraires depuis une trentaine d’années. Dans les années soixante, les élèves étaient simplement priés de réfléchir sur un texte. Les jeunes générations sont tenues de se demander tout de suite, de façon quasi-réflexe, si le texte qu’on leur met sous le nez est narratif, discursif, argumentatif, ou quelque autre –tif. Cela part d’un bon sentiment : on a voulu fournir aux élèves peu imagina-tifs des armes qui leur permettent d’y voir un peu plus clair dans cette jungle qui s’appelle la littérature. L’ennui, c’est que beaucoup se bornent à contempler ces armes sans se préoccuper du terrain qu’elles sont censées conquérir. Ah ! ces candidats au baccalauréat qui ont le sentiment du devoir accompli quand ils vous expliquent — ne leur a-t-on pas dit que c’était ce qu’il fallait faire ? — que le sonnet qu’ils présentent est un sonnet composé de quatorze vers et que la disposition de ses rimes est régulière ; ou qui comptent le nombre d’occurrences du pronom je dans un texte autobiographique ! Tous ces beaux outils destinés à favoriser la pensée ne produisent le plus souvent que l’illusion de la pensée. Ils figent quand ils devraient contribuer à un mouvement. Décrire n’est pas réfléchir. Regarder n’est pas forcément voir. « What do they of England know who only of England know ? » disait Kipling.


Évidemment, pour ne pas tomber dans un tel défaut, il convient de faire un effort, puisque la littérature joue par essence sur des détournements. Cicéron, nous raconte Plutarque, n’était pas content d’être considéré comme un orateur qui se piquait d’être aussi un philosophe. Il préférait, lui, se définir comme un philosophe ayant eu recours au genre oratoire pour mieux diffuser ses idées. Un détournement, ou retournement, du même ordre se rencontre à l’intérieur même du genre oratoire. On sait que, dans un procès, il est d’usage de commencer par raconter ce qui s’est passé, par exposer les faits, avant d’argumenter et de juger. Mais comme l’explique l’auteur anglo-saxon Sam Leith dans son ouvrage intitulé You Talkin’ To Me ? — Rhetoric From Aristotle To Obama : « L’exposé des faits est pour l’orateur l’occasion d’orienter le débat à son avantage, tout autant que le développement d’un argument — tout autant sinon plus, puisque sa parole est alors revêtue des atours de la neutralité. » [1]


Toute la difficulté vient en fait, nous semble-t-il, de ce que la pensée se compose de deux activités contradictoires et complémentaires, mais qu’il convient d’exercer toutes deux à bon escient. La première consiste à savoir distinguer deux choses qui, vues de loin, peuvent paraître identiques, mais qui n’en sont pas moins très différentes On peut comprendre ceux qui tiquent face au mot totalitarisme, qui, mal employé, ou employé hâtivement, conduit à mettre dans le même sac nazisme et communisme. Nous ne pouvions que hausser les épaules quand un slogan du Front National décrétait l’équivalence : « Trois millions de chômeurs, trois millions d’immigrés », car nous savons bien que la réalité est plus complexe.


Mais inversement, la pensée consiste aussi à savoir voir du même là où l’on croyait qu’il y avait de l’autre. Gérard Brach, scénariste de Polanski, de Jean-Jacques Annaud et de bien d’autres encore, disait son exaspération face à ses confrères qui présentaient leur travail sous la forme de deux colonnes, l’une pour l’action, l’autre pour les dialogues. Il trouvait ce principe absurde, puisque l’action ne cesse de déterminer les dialogues et que les dialogues ne cessent de déterminer l’action. « Results and processes go together like a horse and a carriage. You can’t have one without the other », écrit la journaliste Amanda Foreman dans un récent article du Sunday Times sur les mérites comparés de l’éducation anglaise et de l’éducation américaine.


Enfin, oserons-nous citer une intervention du regretté critique cinématographique Jean-Louis Bory dans un Masque et la Plume au début des années soixante-dix ? Contrairement à tant d’autres, il refusait de faire la distinction entre érotisme et pornographie : « Quand c’est dans une salle crasseuse du XVIIIe arrondissement avec un public d’immigrés, c’est de la pornographie. Quand c’est dans une salle des Champs-Élysées et que, sur l’écran, on baise sur du Mozart, c’est de l’érotisme ! » Il y avait dans cette affaire quelque chose qui relevait du racisme. Et le racisme, ce n’était pas son genre.


FAL


[1] « When setting out the facts of the case, the orator is no less able to shape the debate to his purposes than he is when openly mounting an argument — indeed he is probably more so because he speaks under cover of ostensible neutrality. » (Profile Books Limited, London 2011.)

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