Richard Millet : enfin seul contre tous !

Nous aimons Richard Millet, sa polyphonie mille-vachière, sa mémoire infinie, son immense compassion. Comment cet écrivain qui porte depuis le début la voix des opprimés, des humiliés, des disgraciés, est-il devenu le maudit des lettres ? Comment cet homme élevé au Liban, qui a montré qu’il aurait pu donner sa vie pour ce pays (son engagement auprès des Phalanges Chrétiennes pendant la guerre), qui comprend et parle l’arabe, passe-t-il aujourd’hui pour le facho raciste de service ? A-t-on affaire à un cas d’orgueil tout masochiste qui lui fait multiplier les provocations antimulticulturalistes, comme déclarer qu’il ne supporte pas les mosquées en Europe (mais les pays arabes supportent-ils les églises chez eux ?), ou trouver que prénommer ses enfants Mohammed et Rachida à la troisième génération relève d’un refus de s’assimiler (Eric Zemmour ne dit pas autre chose), ou encore constater qu’il est le seul « Blanc » dans la station de R.E.R Châtelet-les-Halles – ce qui est, avouons-le, une lapalissade ?  Peut-être. Est-ce là le fait d’une amertume surjouée, trop spectaculaire pour être honnête, devant la décadence de la langue française, la paupérisation de la littérature et la perte d’identité et contre lesquelles il n’y a plus rien à faire sauf s’indigner avec lui ? Sans doute. A moins qu’il ne s’agisse que d’une volonté, sincère jusqu’au désespoir, de résister par tous les moyens à cette dépossession triomphante, y compris par l’éloge improbable et maladroit, et dont il faut bien reconnaître qu'il peine à convaincre qu'il est "ironique", d’un forcené qui a massacré 77 personnes au nom de la défense de la race blanche et de la culture européenne ? Possible.

 

A lire ses trois livres publiés chez Pierre-Guillaume de Roux, Langue fantôme suivi de ce trop fameux Eloge littéraire d’Anders Breivik, et De l’antiracisme comme terreur littéraire, deux récits polémiques qu’un habitué de Millet trouvera sans surprise et peu à même de convaincre autre qu’un déjà convaincu, et Interieur avec deux femmes, très beau récit de voyage qui prolonge les deux essais et d’une certaine manière les rend inutiles – Millet essayiste n’étant finalement jamais meilleur que dans ses romans – on est partagé entre l’envie de tirer son chapeau à l’auteur, surtout dans le contexte actuel, pour son courage, sa sincérité, et cette « qualité de témoin » qu’en effet « au sein du monde horizontal » ou nous sommes, « l’Autre » fait tout pour dénier, et l’envie de lui dire que sa misanthropie a fait long feu, que son déclinisme tourne en rond, et que s’il y a dérapage, ce n’est pas tant sur le plan politique que sur le plan critique.  


Donc, Umberto Eco s’est rasé la barbe et la Rose, fournissant une version « relookée », plus « fun », plus « high tech », sans latin ni théologie, de son plus célèbre roman, en attendant sa version en Video Game, et de fait illustre ce qu’est en train de devenir la littérature mondiale.


Un pur objet de consommation, de paupérisation, d’analphabétisation, de déperdition et qui fait que ce ne sont plus que Dan Brown et consorts, héritiers, selon lui, d’Alexandre Dumas et de Conan Doyle (!!), qui dominent le marché. La narration est devenue une « narratique ». Le Logos un logos. La transcendance a été laïcisée. La haine du temps a fait le reste.  Les mots « mademoiselle » et « race » ont été prohibés (et ce sera bientôt le tour de « sang », « origine »,  « frontière », « racine »). La googuelisation du monde et la wikipédisation du savoir sont en marche (et pour Millet, amoureux proustien des noms, c’est un supplice que de prononcer ceux de David Zuckerberg, Steve Jobs et Bill Gates). Tout cela à cause du plan Marshall (!!) qui a déshistoricisé l'Europe depuis belle lurette - Millet étant finalement bien moins anti noir et anti arabe qu'anti américain. La France n’est de toutes façons plus ce qu’elle était depuis mai 68 et depuis juillet 1789 – les deux dates évidemment honnies par l’auteur de Dévorations. Sans oublier l’Opéra Bastille qui a été construit comme un centre de sécurité sociale et François Hollande qui a été élu. Le meilleur des mondes,  c’est maintenant. 


A tout cela, on aurait envie de répondre à Millet qu’il n’a pas tort, que sur bien des points on est en droit de partager son pessimisme et sa colère, notamment concernant la terreur sociale et pénale pratiquée par les antiracistes, ces derniers ayant le pouvoir culturel d’interdire ou de dissuader tout débat qui oserait poser la question de l’avenir de l’identité nationale, et qu’en effet, « il est donc devenu, même avec la caution de Lévi-Strauss, impossible de s’interroger sur le seuil de tolérance ou sur la couleur des gens, leur origine, le caractère de ce qui est français, la nation, la faillite de l’enseignement, la culture comme universalisation du mensonge, bref, tout ce qui dégrade un réel que la Propagande tente d’escamoter mais qui ne cesse de resurgir dans la violence de sa vérité » - et donc l’affaire Breivik en est l’exemple le plus exacerbé, mais qu’il se trompe profondément quand il croit que cette curée culturelle, ou plutôt cette curée du culturel sur la culture et de l’idéologique sur l’artistique, est une spécificité de notre époque. Il suffit de relire Molière pour savoir que les guerres culturelles ne datent pas d’aujourd’hui. Que les clercs ont en toujours trahis. Que le Meilleur des mondes traverse tous les âges comme le XIXe siècle de Muray. Que la police la pensée a toujours existé. Que l’opinion dominante est une nécessité sociale (qu’on nous montre une société qui n’en ait pas), et que l’écrivain digne de ce nom a toujours eu maille à partir avec le culturel de son temps. Que serait d’ailleurs Millet lui-même sans opinion dominante ? Que serait Millet sans guerre ? 


Et c’est pourquoi plus que les fulgurances, toujours présentes chez l’auteur du Sentiment de la langue, sur la solitude de l’écrivain, l’impossible dialogue avec le lecteur ni du reste avec un autre écrivain, « le surgissement du double étant signe de damnation »,  et même la confession négative de ce qui pourrait être chez lui « une forme de lassitude », voire « une manière de dépression qui fausserait [son] jugement », l’on aurait hélas tendance à ne retenir dans ces deux essais bâclés que les propres démons narcissiques (dépressifs ?) de l’auteur, à commencer par cette extraordinaire vanité qui lui fait glorifier son statut d’écrivain honni sans se rendre compte qu’en procédant ainsi, il se retrouve parmi nombre de ses pairs tant la « position d’exception » d’être l’écrivain français le plus détesté est  au fond celle qui est la mieux partagée chez les écrivains français. Entre Nabe, Dantec, Houellebecq, Camus, Finkielkraut, Sollers, Matzneff, Besson, mais aussi à leur manière Guillaume Musso, Marc Lévy, et même Bernard-Henri Lévy, le seul parmi les honnis à avoir été régulièrement agressé à travers ces fameux attentas pâtissiers, dont « personne, écrivait-il très justement dans son dialogue avec Houellebecq, intitulé comme il se devait Ennemis intimes, ne semble mesurer la vraie violence physique et symbolique », c’est à celui qui aura la palme de l’opprobre, le César de la mauvaise réputation, le Tableau d’Honneur du déshonneur, la gigantesque trempe médiatique grâce à laquelle il pourra enfin trouver sa place de maudit béni, martyr adoré, enfin seul contre tous, et comme tout le monde. 


Pourtant, ce n’est pas tant la posture du provocateur qui nous émeut, après tout de bonne guerre, que la propension qu’il a, au nom d’une exigence littéraire qui finit par se mordre la queue, à émettre des jugements sans appel sur des auteurs aussi lus et aussi aimés depuis un siècle ou deux que Alexandre Dumas et Conan Doyle et de manière générale à croire que la mauvaise littérature (ce que ne sont, grands dieux, ni le père d’Aramis ni celui d’Irena Adler) pourrait endiguer la bonne. En fait, Millet confond l’élitiste et l’élitaire. 


Et c’est la raison pour laquelle on lui préfèrera la sagesse débonnaire d’un John Cowper Powys qui, dans son introduction aux Plaisirs de la littérature, expliquait pourquoi littérature populaire et littérature savante se complétaient et que peut-être même, la première pouvait mener contre toute attente, à la seconde : 


« Notre culture serait une bien pauvre chose si elle détruisait notre tolérance philosophique et transformait notre sympathie et notre compréhension en un mépris pharisaïque. Un homme qui aime vraiment les livres considère avec une indulgence infinie les goûts littéraires des gens les plus simples. Il a suffisamment d'esprit pour comprendre que ce flot de littérature médiocre qui nourrit l'intelligence des multitudes et les aide à supporter la monotonie de leur vie est quelque chose de tout à fait différent de ce que peut en saisir une personne qui se contente d'y jeter un coup d’œil en passant. Il a la générosité et l'intelligence de comprendre que la moindre page des productions de second ordre, quand elle s'imprime dans l'esprit du lecteur, est transmuée par l'alchimie de l'imagination en une réalité qui transcende le sens littéral des mots. Tous les lecteurs sont doués d'imagination. Ils ne seraient pas lecteurs autrement. Et ceux qui parlent avec condescendance de la littérature populaire devraient se souvenir comment fonctionne l'esprit des enfants, et comment ils transforment les histoires les plus banales, les plus ridicules et les plus vulgaires en eldorados de pur ravissement (...)  Le plus pauvre, le plus grossier, le plus épais, le plus creux, le plus mélodramatique des livres porte en lui quelque chose, quelque teinture, quelque essence, quelque notion de la sagesse des siècles que roule ce vaste flot. »


Que Millet relise Les trois mousquetaires, ça lui fera beaucoup de bien !


Pierre Cormary


Richard Millet, Langue fantôme, suivi de Éloge littéraire d’Anders Breivik, Pierre Guillaume de Roux, août 2012, 120 p. 16 €

Richard Millet, De l’antiracisme comme terreur littéraire, Pierre Guillaume de Roux, août 2012, 93 p., 14, 90 €

Richard Millet, Intérieur avec deux femmes, Pierre-Guillaume de Roux, août 2012, 141 p., 16,90 €


> Lire également la critique de Gerald Messadié.

 

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4 commentaires

Le plus grand écrivain français vivant. Dommage que cela ne vous saute pas aux yeux. On ne commencera réellement à le lire qu'après sa mort. C'est toujours la même chose.


Concernant l'Eloge littéraire d'Anders Brevik, bien sûr que le titre est ironique, le contenu du livre n'est aucunement une apologie du tueur norvégien. Il suffit de lire. C'est une variation à la Baudrillard sur le Mal et la littérature. Le titre évidemment relève de l'antiphrase, comme l'Eloge de la folie d'Erasme. Il n'est pas anodin non plus que cet essai soit précédé par Langue fantôme et non publié à part. La disparition de la littérature a peut-être quelque chose à voir avec l'acte irréfléchi de Breivik.

Le Monde vient de publier un article d'Annie Ernaux, 

"Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature, article adoubé par ces "tous" contre lesquels Millet est dorénavant seul (liste des gardiens du temple en fin d'article)



Merci d'avoir cité  la phrase particulièrement intelligente de ce JC Powis-que je ne connaissais pas- "Un homme qui aime vraiment les livres considère avec une indulgence infinie les goûts littéraires des gens les plus simples". Si on juge les critiques littéraires des medias à  cette aune, bien peu aiment véritablement la litterature...

Désolé, mais pourquoi avoir écrit ça? Était-ce commandé par un éditeur quelconque? 

Vous ne pouvez pas clouer au pilori Juan Asencio, tout en vous permettant d'écrire ce simplissime éloge de Richard Millet.  

Par exemple, l'on ne peut pas parler en mal du phénomène Google (de l'indexisation des savoirs par le biais des hypertextes), tout en déplorant l'état de la langue française.  

Songez un instant à votre crédibilité.