Tigre, trigre ! de Margaux Fragoso : ne jugez pas !

Qu'est-il arrivé à la petite Margaux ? Non, être née dans le New-Jersey en 79 n'était pas très déterminant. Ce qui est plus décisif, c'est qu'à sept ans, elle a rencontré Peter, qui avait 44 ans de plus qu'elle.

Il l'a aimée, apprivoisée, distraite, séduite. Il lui a appris à faire des objets en papier plié, des sculptures, des fellations. Il a joué avec elle, dans tous les sens du terme.

Il s'est joué d'elle.


Le force extraordinaire de Margaux, sa capacité de « résilience », son éternelle envie d'aller voir plus loin, lui ont permis de dépasser cette épreuve.


Au lieu de condamner cet homme qui l'a séduite, qu'elle a profondément aimé, puis détesté, puis haï, elle écrit ce récit : Tigre, tigre ! afin de lui ériger un tombeau. L'homme est mort, désormais. L'homme qui l'a violée, aimée, manipulée, choyée, parfois même sauvée, cet homme vieilli, étrange, devenu un assisté, un quasi-clochard, Margaux Fragoso raconte son histoire, ses obsessions, ses phobies, ses mises en scènes lord de leurs jeux sexuels, en cherchant toujours à la comprendre, à éclairer son visage.


Lui aussi a été violé et séduit autrefois, lui aussi a été pauvre, affligé lui aussi de parents monstrueux. L'enfer familial, le refuge chez ce pédophile aimant, toutes ces grottes sous-marines, Margaux est partie les explorer en plongée. Elle risque de s'y perdre.


Cru, ce récit l'est, car si au début on doute de son authenticité, l'invraisemblable souci du détail de Margaux Fragoso nous prouve que son récit est autobiographique et vrai : certaines descriptions, hélas, ne peuvent s'inventer ; elle a douze ans, ils viennent de regarder un film porno :


"« - Peter, tu sais de quoi j'ai envie, là ? De me mettre sur le ventre pour que tu jouisses sur moi. » Je savais que Peter ne voudrait pas le faire, avec ma brûlure : le risque de crever l'ampoule le rendrait nerveux. "


Et elle reconnaît ensuite le désir qu'elle avait, elle aussi, de manipuler et dominer cet homme beaucoup plus âgé qu'elle.


La fin est étonnante, les conclusions de ce récit le sont aussi. Margaux Fragoso a recours, en plus de son style précis et remarquable, aux recherches les plus récentes de la psychiatrie concernant les pédophiles, et on la sent proche, par moment, de l'enquête inquisitrice, de la recherche désespérée de soi, sur soi, que l'on a trouvé récemment, par exemple, dans le beau livre de Delphine de Vigan, Rien ne s'oppose à la nuit.


Portée par sa générosité surprenante, témoignant d'une empathie touchante, Margaux nous dit que rien, strictement rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Peu à peu, son humanisme nous aide à comprendre l'autre, à nous en approcher, fût-il monstrueux ou grotesque. Le pédophile qu'elle aura aimé, aidé, secouru, devient sous nos yeux un proche ou un prochain. Puis, notre prochain. On pense ici, bien sûr, à Klossowski, dans Sade, mon prochain, et à la célèbre phrase d'André Gide : "Ne jugez pas."


Margaux Fragoso vit aujourd'hui dans l'état de New-York. Elle a un mari, une fille. À sa fille, elle raconte parfois "l'histoire de la sorcière qui interrompt la rotation de la Terre. Parce que le temps s'est arrêté, il n'y a plus de nuit, seulement le soleil et sa lumière éternelle."

Ne jugez pas !


Bertrand du Chambon


Margaux Fragoso, Tigre, tigre !, traduit de l’américain par Marie Darrieussecq, Flammarion, août 2012, 406 p., 21 €


Lire également la critique de Gerald Messadié.

 

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