Michel d'Urance et Guillaume de Tarnoüarn, un dialogue d'ombres...

Bien des choses séparent Guillaume de Tarnoüarn et Michel d’Urance, et d’abord un fossé générationnel de près de deux décennies. Le premier, né en 1962, a été ordonné prêtre en 1989, se situe dans la lignée des traditionalistes critiques de ce qu’il qualifie d’excès de Vatican II, dirige à Paris le Centre Culturel saint Paul, tient rubrique dans diverses revues (parfois sous pseudonyme, de son propre aveu) et anime une émission sur Radio Courtoisie. Michel d’Urance est quant à lui au seuil de la trentaine, se déclare étranger au culte catholique et s’est très tôt lancé dans les remous d’un certain journalisme alternatif, notamment dans le sillage de la Nouvelle Droite d’ Alain de Benoist. Il dirigea ainsi pendant deux ans le magazine Eléments et est toujours rédacteur en chef de la publication annuelle Nouvelle École. Il est notamment l’auteur d’un stimulant essai sur Knut Hamsun, paru en 2008.


Bien qu’antipodaire sur la question de la foi et du rapport à la transcendance, les deux interlocuteurs ont en commun d’incarner une façon de « résistance spirituelle à la modernité diluviale » selon l’expression de de Tarnoüarn. Et quand ils se lancent à parler éthique, le débat prend, gagne en ampleur, se développe sur près de 300 pages. La rencontre étonne, et par là ne manque pas d’intérêt, ni sur le fond ni sur la forme. Ils sont rares, les livres d’entretiens aussi ambitieux, mettant de surcroît en scène des personnes qui, tout autorisées qu’elles soient en leur matière, ne sont guère médiatisées.


La discussion s’instaure autour d’une formule échappée à d’Urance, lors de sa présentation : « Le spirituel, c’est l’être. » L’homme d’Église adhère pleinement à cette idée, mais ne peut la concevoir comme parfaitement détachée, sans « lien », soit donc sans dimension « religieuse ». Ce à quoi d’Urance rétorquera, avec panache et affirmation de sa singularité, que « l’éthique soustraite à la morale consiste […] en une libre création individuelle exonérée des satisfactions universelles. » C’est jusque là, si l’on s’exprime grossièrement, le vieux (et insoluble ?) débat entre position païenne et position chrétienne face à l’existence.


Le cadet d’Urance n’y va pas par quatre chemins pour soutenir que la morale actuelle « est le cadavre du christianisme et [que] nos sociétés occidentales aliènent les libertés. Les souffleries institutionnelles dégagent la senteur de ce Christ larvaire : médias, justice, parlements, conforts matériels, milieux sociaux… autant d’illustrations de la médiocrité. » Face à tant d’impétuosité, Guillaume de Tarnoüarn ne se laisse pas désarçonner et son analyse des multiples morales (chrétienne, mais aussi maçonnique, post-soixante-huitarde ou citoyenne) qui cohabitent dans notre société moderne a sa pertinence.


Plus on avance dans le débat, plus on se persuade que ces deux-là ne vont pas se réconcilier, et qu’ils vont plutôt tourner sans fin en sens opposé autour du même rond-point, pour tantôt se reconnaître et se saluer cordialement, tantôt se jauger de loin en chiens de faïence… On se réjouira du ton incisif – que d’aucuns jugeront à la limite de l’arrogance – dont d’Urance teinte ses remarques ; on appréciera d’autant mieux la sérénité narquoise – que d’aucuns jugeront jésuitique – avec laquelle de Tarnoüarn lui rétorque. La vivacité d’esprit, l’arsenal de références, le souci de clarté dans l’exposition des arguments, sont quant à eux répartis à parts strictement égales.

Le païen se plaît à citer les Évangiles, le chrétien est capable d’interroger Kant à la lumière Rousseau, et c’est bien, comme annoncé en quatrième de couverture, « un livre paradoxal et intemporel » qui s’élabore sous nos yeux. Intemporel ne rime toutefois pas forcément avec inactuel : après avoir discuté de leur conception respective de l’absolu, nos frères ennemis se lancent dans quelques « champs d’application ». La guerre, l’amour, l’identité ou la nature… Autant de nouveaux terrains propices à affirmer des opinions tranchées, mais pas toujours inconciliables. Si le prêtre se dit par exemple opposé au service militaire et défend une professionnalisation de la guerre, ce n’est qu’après avoir décrété que « tous les “mouvements pour la paix” sont vains » et dénoncé l’influence des diabolisations médiatiques sur le jugement porté envers certains conflits. En miroir, le polémiste de la ND se mue en polémologue, et s’il commence par citer un aphorisme du surréaliste belge Scutenaire, c’est pour ensuite revisiter le concept de « guerre juste », admettre que « le métier des armes représente une fonction naturelle chez l’homme », reconnaître les vertus d’un certain pacifisme, à l’échelle collective, et conclure en invoquant – qui s’en étonnera ? – Clausewitz et Carl Schmitt... Confrontés à des sujets précis comme l’avortement, la sexualité, l’euthanasie, soit donc au réel, les discours se révèlent parfois plus tendus, voire âpres, concernant des positions de principe (chez d’Urance) ou dogmatiques (chez de Tanoüarn).


Il est alors temps de céder le pas à l’essai individuel, pour conclure, chacun récapitulant les bases de sa pensée. La question sous-jacente du salut est résolue chez d’Urance par l’exercice rigoureux de « l’éthique de la singularité », dans le pari de voir s’unir « finitude » et « totalité » ; chez de Tanoüarn, qui s’exprime aussi en termes de pari, mais alors pascalien, les maîtres mots concernant l’avènement d’une véritable morale de l’avenir demeurent « action » et « espérance ».


Le lecteur sortira sans réponses préconçues, mais la tête fourmillante de questions et des tiraillements antagonistes plein la conscience… Il méditera sur le sens de la joute intellectuelle à laquelle il vient d’assister à l’aune de cette belle définition donnée par Michel d’Urance, et à n’en pas douter éprouvée par les deux protagonistes tout au long de leur fécond échange : « Le dialogue est une occasion de rencontrer “l’Ombre”, c'est-à-dire la représentation inversée de soi-même. »


Frédéric Saenen


Guillaume de Tanoüarn et Michel d’Urance, Dieu ou l’éthique ? Dialogue sur l’essentiel, L’Harmattan, Collection Théôria, janvier 2013, 269 pp., 28 €.

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