De l’inutilité, sinon de l’inconvénient, de faire du latin aujourd’hui dans le secondaire

Rigor mortis

 

De l’inutilité, sinon de l’inconvénient, de faire du latin aujourd’hui dans le secondaire.

 

« Latin is the language of the dead. »

Graffito n° 214, in Graffiti,

Herausgegeben von Harald BECK, Reclam.

 

Ils ne se sont pas à proprement parler bousculés devant ma porte, mais ils sont plusieurs, parmi mes amis ou mes collègues, qui sont venus me demander s’ils devaient faire faire du latin à leurs enfants. Bien sûr, ils sont venus me consulter avec toute la mauvaise foi des gens qui consultent : ils ne voulaient pas tant que je leur donne mon avis sur la question ; ils attendaient que je cautionnasse une décision qu’ils avaient déjà prise, et c’est d’ailleurs pour cette raison que, consciemment ou non, ils m’avaient choisi comme "interlocuteur". Cela fait plus de quarante ans que j’enseigne le latin et que je répète à qui veut l’entendre que j’ai trouvé dans cette activité l’une des plus grandes joies de ma vie. J’allais forcément répondre que, bien entendu, il fallait inscrire les enfants dans une section "latin".


L’ennui, c’est que je pense et que je réponds exactement le contraire. Il est non seulement inutile, mais peut-être même nuisible d’étudier aujourd’hui le latin au collège.


Il convient d’abord de tordre le cou à cette légende selon laquelle le latin serait une école de rigueur. Les mêmes qui sursautent, et à juste titre, en entendant en français "Je vais au coiffeur" accepteront-ils sans tiquer qu’on puisse dire en latin "Ton livre est plus beau que moi" au lieu de "Ton livre est plus beau que le mien" ? C’est pourtant du meilleur Cicéron. De la même manière, une formule telle que "Tout le monde sont là" n’est pas réservée aux chambrées militaires et relève en latin de l’orthodoxie la plus pure. Quant à la fameuse concordance des temps, il suffit de lire quinze lignes de Tite-Live pour se demander si ce n’est pas une invention de grammairien.

            

Bien évidemment, il y a là-dedans une logique. Mais c’est une logique du sens qui n’a pas grand-chose à voir avec la logique mathématique, arithmétique, qui est celle du français. Et si l’étude du latin apprend la rigueur, cette rigueur n’est pas tant celle qui se rencontre dans le texte latin que celle qu’il faut lui ajouter quand on le traduit, quand on le transpose en français. Rigueur d’auberge espagnole, en quelque sorte.

            

Faut-il préciser que c’est ce décalage ou, pour dire les choses autrement, ce travail qui fait du latin une langue passionnante à étudier ? Seulement, même les bons élèves n’ont plus à leur disposition les outils nécessaires pour le réaliser. Nous avons un peu menti par omission : les approximations que nous avons signalées, du type "Tout le monde sont là", n’ont leur place en latin que parce qu’elles s’inscrivent dans un système à d’autres égards très solidement charpenté : rosa, rosa, rosam… Mais il n’est plus dans l’air du temps d’apprendre, ou de faire apprendre par cœur des déclinaisons ou des conjugaisons. L’agrégatif incapable d’identifier précisément une forme verbale est une espèce en pleine expansion.

            

Quant au travail de transposition du latin en français, il ne pouvait produire de la rigueur que quand la langue d’arrivée obéissait à des codes précis. Il était amusant de "rectifier" en français les bavures du latin, même si l’on ne théorisait pas vraiment la chose. Mais quand plus un seul de nos hommes politiques ne sait accorder en français un relatif avec son antécédent (auquel est devenu un relatif "épicène") ; quand notre Président s’embourbe dans une Macédonie de légumes et que notre Ministresse de la Culture orthographie relents « relans » dans un de ses tvites, faire traduire du latin en français, c’est, à peu de chose près, déverser du sable dans des sables mouvants. Il n’est pas sûr que ce mélange produise du bon ciment…

            

Que fait-on donc au collège, et même au lycée, en latin ? Pas vraiment rien, mais pas grand-chose, et en tout cas fort peu de latin. On se rabat sur la "civilisation" : recettes de cuisine, coiffures des dames romaines, lecture de légendes en v.f., ou, mieux encore, "lecture d’images". Tout cela n’est pas méprisable, mais tout cela n’est pas essentiel. Et lorsqu’il faut — car au bout d’un certain temps il le faut — aborder l’essentiel, on fait semblant. On fait "traduire" des textes en bardant de notes chaque phrase, sinon chaque mot. Et l’élève doté d’un peu de jugeote se rend compte assez vite qu’on veut lui faire croire qu’il a grimpé des cols et gagné le Tour de France à l’insu de son plein gré sur un petit vélo dont on n’a pas encore ôté les stabilisateurs. En d’autres termes, dans les conditions où elle se pratique aujourd’hui, l’étude du latin ne saurait offrir à l’élève la plus grande joie qu’on puisse offrir à un élève : le sentiment de réussir à faire des progrès tout seul, de s’émanciper.

            

Il suffirait, pour que cela fût possible, d’ajouter un certain nombre d’heures à l’enseignement du latin en cinquième. Mais la France étant un pays où l’on préfère distribuer un peu de tout à chacun, autrement dit beaucoup de vent à tout le monde, une telle réforme ne semble guère envisageable pour l’instant.

            

Ô parents qui voulez imposer à vos enfants l’étude du latin,  imposez-leur plutôt, sans pitié, l’étude de deux ou trois langues vivantes. L’anglais n’est pas une langue aussi facile qu’on le prétend et exige autant de rigueur que le latin dès lors qu’on veut l’étudier sérieusement. Là aussi, comme pour l’espagnol ou l’allemand ou le chinois, il faudra sans nul doute recourir à des stabilisateurs. Mais les voyages et la fréquentation d’Internet permettront de se défaire assez vite de ces prothèses : rien de tel que le choc du réel — comme pourraient dire certains — pour nous ramener, ou pour simplement nous amener à la raison.

 

FAL

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5 commentaires

anonymous

L'article est drôle, court et rigoureusement juste : parfait donc. Edith

anonymous

Vous voici, mon cher maître, tel que dans mes souvenirs. Et me voici renvoyé dix ans en arrière, dans votre classe d'hypokhâgne, où j'ai goûté vraiment la saveur du latin. Et je songe à vous et à vos paroles, tandis que, depuis quelques années à présent, j'enseigne le latin à des collégiens. Cela me plaît. Cela leur plaît. Trouverais-je grâce à vos yeux dans ma manière d'enseigner? Toujours est-il que je ne crois pas vous avoir jamais remercié pour avoir participé activement à cette vocation. Je me soumets pour le reste à votre critique toujours exigeante mais juste. Merci donc. Je ne regrette rien. Bien au contraire. Alain-Philippe

anonymous

"...la France étant un pays où l’on préfère distribuer un peu de tout à chacun, autrement dit beaucoup de vent à tout le monde...". Excellente observation de l'état du latin à l'école, cliniquement mort.

"...la France étant un pays où l’on préfère distribuer un peu de tout à chacun, autrement dit beaucoup de vent à tout le monde...". Excellente observation de l'état du latin à l'école, cliniquement mort.

Pour ma part, j'enseigne le latin et le grec depuis mes débuts dans l'Education nationale, en 2006. Nous avons traduit du Platon en terminale à côté de Mantes la Jolie (au bout de 2 ans d'apprentissage de la langue) sans notes excessives. En collège, nous traduisons du Virgile, presque sans notes. Il ne faut rien lâcher. Et nous partons en Sicile dans quelques jours : ce seront les élèves eux-mêmes qui feront les guides, projet d'année. Jeunes professeurs, relevons le défi !