L’eau pour territoire

Un torrent, une mare, un puits, des nuages et un étang, une île et des fleuves, un vase et une vasque, l’eau partout, sous de multiples formes, en cascade, en gouttes, en vapeur, en pluie ! L’eau qui désaltère et celle qui devient glace, larme ou embrun, celle qui fait verdir l’oasis, porte les nymphéas, sert d’embouchure ou se transforme en déluge. A chaque page, l’élément liquide est l’acteur majeur du récit, irrigue l’histoire, ici la baigne de fraîcheur, ailleurs l’assèche de sel, toujours inonde le lecteur de plaisir. Valère-Marie Marchand écrit au gré non pas d’un courant marin banal mais au fil d’une onde pure des contes, des fables et des poèmes qui sont méditations, recueillements, contemplations. Les mots se réunissent autour d’une vague, d’une source, d’une fontaine, d’un lac. En somme tout ce qui ruisselle, coule, serpente, noie, lave et jaillit est prétexte à bouleverser les repères, modifier les idées acquises, troquer la réalité pour une autre vérité. L’eau investit la terre et le ciel, en fait ses territoires conquis. On respire le large, le vent venu d’horizons qui semblent connus et en fait ne le sont pas.  

 

Entre Neptune et son trident, Noé et son arche, Septime l’Africain et ses oracles, Gauguin et ses couleurs, à chaque chapitre cette lecture reprend les mythes, au rythme des flux et reflux les dévide et les renoue autrement. On pense aux légendes des Scythes des bords de la mer Noire qui parcouraient l’Europe et fondaient des empires. On navigue surtout entre les rives d’un irréel parfaitement plausible dont l’auteur confie les clés à ceux qui en acceptent la garde. Les émerveillements émergent alors, doucement, curieusement. En deux ou trois paragraphes, les paraboles se construisent et se détruisent. Plus c’est bref, plus c’est percutant. Le style cisèle la phrase, comme l’eau affouille les berges de la rivière, les creuse, en modifie le cours. On penserait volontiers à Alexandre Vialatte, que Valère-Marie Marchand aime hautement et rejoint dans une forme d’humour décalé et de sérieux qui ne s’improvise pas. On perçoit aussi une touche de Kafka, dans cette manière de gérer l’absurde et de prendre à contrepied le bon sens qui est une façon d’en imposer un autre. Citons ces extraits qui donnent le la à toute la portée, tel une mélodie résonnant dans une conque de dieu nautique.

 

On s'aperçut que les océans venaient de quelques regrets fortuits, de quelques rêves et de quelques mythes à la dérive. On compara leur étendue à un échiquier pris au piège du vent. Leur ruissellement provenait de la fonte des glaces, de l'érosion causée par la pluie. Leur avancée se résumait à un peu de sable et de gravier, à des éboulis que l'on confondit avec les premiers habitants de la terre.

 

Une nouvelle contrée à investir, des fossiles surprenants à extraire des flots vitaux. Il ne faut pas citer davantage, la surprise est assurée. L’eau est une héroïne qui séduit en sirènes et capte ceux qui écoutent son chant.

 

La mer de Téthys serait-elle sujette au doute ? Serait-elle issue d'une ou deux éclaircies ? D'un arc-en-ciel ? Ou d'un orage passager ? Nul ne pourrait le dire car nul ne connaît sa dimension exacte. Dès les premiers frimas, la mer de Téthys s'abrite des courants d'air. C'est ainsi qu'elle a rejoint le golfe de Mésogée qui, comme chacun le sait, n'a pas survécu à l'éloignement des plaques tectoniques. Après cet épisode, la mer de Téthys s'assécha comme une larme et termina sa vie dans des sous-sols ignorés des humains. Certains rêvent toujours à ses parois abruptes, à ses falaises et à ses îlots cachés par l'abondance des herbes.

 

Son talent est de pouvoir parvenir à renouveler cette « traversée de l’imaginaire aquatique », de rebondir grâce à une éblouissante maîtrise de la langue et de se jouer de la logique pour en faire des rêves plus vrais que nature. De minuscules notations prennent une ampleur de continent serti par l’océan primordial, ou plutôt d’Atlantide fascinante et vierge que ces lettres écrites en sentinelle de la mémoire feraient redécouvrir à chaque fois. L’humour ajoute sa note cristalline que l’érudition complète et rend davantage transparente. Délicates, fines comme des graphies, les vignettes qu’elle conçoit sont autant de lettrines introduisant le texte sans le révéler et invitent ainsi l’œil à écouter cette rumeur marine venue de loin, que ce loin soit espace ou temps. Ce charmant petit livre est un compagnon à avoir avec soi. Pour sa propre culture.

 

Dominique Vergnon

 

Valère Marie Marchand, La clef des rives, mythologies au fil de l’eau, éditions La part commune, 12x17 cm, 175 pages, février 2014, 16 euros.

 

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