François Meyronis, Proclamation sur la vraie crise mondiale : Une si inquestionnable opulence...

Jusqu’à la « crise financière » de 2008, l’on faisait encore mine de croire en l’homme comme « mesure de toute chose ». Désormais,  rappelle François Meyronnis, le calcul cybernétique mène une danse macabre dans un monde tombé sous l’emprise du chiffre et d’une spéculation se nourrissant de sa propre frénésie…

 

Le sixième bref  opus personnel de François Meyronnis délivre à nouveau un « sentiment de perdition abyssale » - comme celui d’être « coffrés dans l’invivable », mais pas tous à la même enseigne, certes… La « crise financière de 2008 » lui fait entrevoir comme l’éclat d’une évidence – celle d’« une décision incessante d’approfondir la mise à sac de la planète, afin de créer continuellement de la valeur chiffrée ».

Attentif aux signes, l’écrivain voit se déchirer la « trame d’illusions à partir de laquelle se forment les principaux motifs de ce monde » et se démanteler une « réalité » vidée de sa substance : « Dès ce moment, il ne s’agit plus d’ « administrer la maison », comme l’indiquait l’étymologie du mot « économie » ; mais, ne prenant en vue que la seule gestion, d’accepter par là de ne plus gérer que la ruine »…

 

La « nasse numérique »

 

Une « nasse numérique » a accouché  d’un monde parallèle, satellisant voire vampirisant le nôtre : ne serions-nous pas devenus déjà « matière première » de ces « réseaux » dont nous persistons encore à nous croire les « opérateurs » ?

 Seule certitude dans ce monde fantôme qui démultiplie la spéculation à l’infini : « Il faut que l’argent circule, et toujours plus rapidement » - bref, circulez, il n’y a rien à voir : « Dorénavant, ce n’est plus la finance qui s’ajuste sur la production et le commerce, mais le contraire : comme si le virtuel avait englouti la réalité, avant de se rendre capable de la régir à distance, enfonçant parfois sur elle ses mâchoires »…

Quand cette spoliation a-t-elle commencé ? Le 15 août 1971, quand Richard Nixon décréta l’inconvertibilité du dollar en or, faisant de chaque monnaie « un simple signe créé à partir de rien » ? Ce jour-là marqua une « assomption à l’envers ». Et, avec le tournant numérique, « il prit à Wall Street l’idée tordue de fabriquer de l’argent – toujours plus – avec la dette des pauvres » - « en réalité, l’économie états-unienne, la première du monde, repose sur la dette »…

Au lieu de prendre leurs pertes, les joueurs de casino avec l’argent et les dettes des autres ont transmuté leur débâcle financière privée en crise des finances publiques sur le mode de la « capture prédatrice » et le (mauvais) tour est joué sur l’air bien connu de « pile, je gagne, face tu perds ! »…

 

Suspendus dans le néant…

 

Mais… l’Europe ? « Le dispositif de l’euro – une monnaie unique pour des pays en compétition effrénée, sans marché homogène du travail et divergents par la fiscalité – apparaît soudain comme un piège qui se referme sur l’idée européenne »… Une Europe établie sur la seule marche des affaires n’a reçue d’autre « base que sa mort symbolique » - à en juger ses billets de banque représentant des « aqueducs spectraux suspendus dans le néant » et son drapeau « arborant les douze étoiles de la couronne de la Vierge dans l’Apocalypse »…

Le « capitalisme intégré a d’ores et déjà englouti la sphère du politique, sans parler du national en tant que tel » - comment ne pas voir « ce qu’il fait subir à toute vie, à seule fin d’accroître la valeur chiffrée » ?

 Comment ne pas sentir vaciller sous ses pieds ce frêle échafaudage de dettes affranchies des lois de la pesanteur et allègrement déconnecté des réalités biophysiques de la planète ?

… « C’est depuis la sphère virtuelle du maillage numérique que la domination pèse sur le monde, en lui imposant à son insu les normes de la cybernétique ». Voilà désormais les Terriens gouvernés « depuis une vacance sidérale, celle du virtuel » - et les voilà sommés de s’ajuster sans cesse à des variations de flux… Les « élites » ? Elles partagent le même « culte du chiffre, les mêmes croyances gestionnaires, sur fond de crime inconscient ». Toute vie aurait-elle désormais « vocation à devenir simplement un état quantique éphémère » d’un processus de numérisation qui « transforme chaque réalité en « donnée » avant de « traiter » celle-ci » ?

 

Un processus de dissolution

 

« Révolution financière » et « révolution numérique » confrontent le monde à un « véritable processus de dissolution » et le mince essai de François Meyronnis nous invite à considérer l’économie comme une « magie détraquée » qui essore le réel : « En opérant sur des signes, les marchés créent de la valeur ex nihilo ; et c’est pour donner aboutissement à cette créativité du vide qu’on usine la réalité tangible autour de nous, qui se réduit à un engorgement du flux monétaire ; dépôt limoneux laissé derrière lui, avant la prochaine crue. Entièrement immatériel, et n’ayant désormais d’autre véhicule qu’un courant électrique, l’argent configure le plus gros de ce que nous prenons pour du concret »…

Délire de l’illimité à partir de… rien – un rien qui passe par la tuyauterie d’une perpétuelle « innovation à tombeau ouvert » ! Mais, rappelle François Meyronnis, pas une société ne se proportionne à cela : « ce qui plane sur nous a structure d’illimité » et il serait désormais illusoire de s’en arracher collectivement : « il n’y a aucun rapport de grandeur entre ce qui a ici structure d’illimité et la délibération humaine », les sociétés humaines étant « assignées à rattraper les flux avec l’absolue certitude d’échouer »… Notre seul horizon serait-il l’annihilation dans le virtuel  sans nul recours possible à une contre-réalité salvatrice ?

L’essayiste, qui a veillé à s’affranchir de tout « affairement factice » (notamment salarié) pour mieux exercer sa lucidité face à l’énormité de ce détramage accéléré d’un tissu civilisationnel, fait sentir « ce vrillage de cauchemar où l’humain se dégrade bientôt en produit remplaçable, avant de finir comme déchet évacuable » -  et voilà « les êtres parlants emportés dans un processus où ils n’ont part qu’en tant que têtes de bétail de la cybernétique »…

Le XXe siècle, tragique « âge des extrêmes », n’aurait-il été qu’une « préface » à ce qui vient ? « Notre monde, on commence à flairer qu’il s’enfante à partir du ravage, et en vue de lui »… Un « contre-monde » aurait-il déjà  « usurpé la place » de celui que nous persistons  encore à prendre  pour le nôtre ? « Le monde n’a plus aujourd’hui d’autre élément que sa propre biffure, et seul un col très étroit sépare à chaque instant cette biffure d’une effectuation irrémédiable. Or ce col, même si on ne le franchit pas, on est déjà engagé en lui ».

En somme, l’irréversible déstabilisation du réel serait d’ores et déjà consommée par le no limit … Qui a retiré le plancher, qui l’a brûlé ?

Déjà Shakespeare (1564-1616) écrivait dans Le Marchand de Venise : « rien ne pourra racheter l’affront fait à l’humain »… Plus jamais ? N’y aurait-il plus d’espoir d’une vie « intelligente » sur une Terre dévastée par une guerre spéculative perpétuelle pour penser ou rêver à nouveau une réalité commune, transformable dans l’expérience de chacun et non négociable sur un marché si asymétrique comme ces guerres qui ne disent par leur nom?


Michel Loetscher


François Meyronis, Proclamation sur la vraie crise mondiale, éditions les liens qui libèrent, octobre , 2014, 108 p., 12 €


(une première version de ce "papier" a paru dans Les Affiches-Moniteur)

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