Arletty : « Si mon cœur est français » de David Alliot

D’Arletty, tout le monde se souvient de la gouaille. Les bons mots que le cinéma certifié « qualité française » lui a prêtés. « Atmosphère, atmosphère !» Très « classe », façon Coco Chanel et faubourienne, façon tourneuse d’obus. Une légende du septième art. De celles qui durent, même si l’oublieuse mémoire du spectateur d’aujourd’hui l’a rangée quelque part entre la Marianne en plâtre des mairies et la marraine de guerre de nos aïeux. Pour les Français, Les Enfants du Paradis, c’est le plus beau film du siècle. Autant dire du cinéma. Rien moins !

 

David Alliot, célinien averti – auteur d’une dizaine d’ouvrages consacrés à l’auteur du Voyage au bout de la nuit, dont D’un Céline l’autre en « Bouquins » chez Robert Laffont (2011) – aime à se replonger dans l’atmosphère délétère de la seconde guerre mondiale. Il est un peu jeune pour avoir baigné dans cette mare poisseuse – il lui a néanmoins consacré en 2014 Le Festin des loups, sous-titré « Collabos, profiteurs et opportunistes sous l’occupation » (Vuibert). Comment vient-on à s’intéresser à une actrice que les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître, décédée en 1992, autant dire aussi vieille que l’invention des frères Lumière ? Céline, sans doute. Léonie Bathiat, voit le jour en 1898 – soit quatre ans après de docteur Destouches – mais tout comme lui à Courbevoie. Certificat d’honnêteté, selon les deux amis. Avec Céline, la banlieusarde bouleversée par le Voyage, partage le don des formules qui font mouche et une liberté de moineau, à la manière de Gavroche.

 

Ce qui passionne David Alliot, qui est allé aux sources comme on ravive les archives poussiéreuses, c’est le rapport qu’entretient l’actrice bombardée star française avec les années quarante. Pour mémoire : en 1930, elle débute à l’écran avec La Douceur d’aimer – titre prémonitoire, mais film oublié – avant de trouver le succès auprès d’un public subjugué en 1938 par l’Hôtel du Nord de Carné – adapté du roman « populiste » d’Eugène Dabit, film qu’elle traverse pourtant sur la pointe des pieds. La voilà célèbre et courtisée par les plus grands. Carné en fait la partenaire de Valentin – son pote « Gabinos », qui attend la mitraille dans un autre hôtel minable avant que Le jour se lève, en 1939. Les cachets sont pharamineux pour cette instinctive qui incarne comme personne les amoureuses au cœur tendre et n’y croit guère pourtant. Arletty est née, qui joue sans se la jouer. 1940, Tempête sur Paris. Un film et une époque. Le noir et blanc, c’est l’existence des Français, Parisiens en tête, qui se changent les idées devant la toile, entre deux descentes aux abris et avant l’heure du couvre-feu. Mondaine par instants, l’actrice est la grande amie de Josée de Chambrun, fille de Pierre Laval. L’époque est aux formules chocs, aux raccourcis de la pensée. L’époque est « occupée », on le sait. Arletty aussi – selon le mot de Cocteau. Carné devient l’ « enjuivé » de Lucien Rebatet, qui écrit : « ses héros sont médiocres, assassins, des candidats au suicide, des souteneurs, des entremetteuses… » L’époque est aux entremetteurs de tout poil et à la mauvaise foi. Celle qui fait mal. Celle qui tue.

 

1941, Arletty donne la réplique – dans la vie, cette fois-ci – à Hans Jürgen Soehring, officier allemand qu’elle a rencontré le 25 mars 1941 chez les Laval. Elle est amoureuse, follement et tragiquement. On saura le lui reprocher en tant voulu, c'est-à-dire à la Libération, quand les comités d’épuration tondront gratis. En attendant, elle est « Biche » et lui « Faune ». Ils se voient peu, mais rêvent l’un de l’autre entre les nombreux plans des Enfants du paradis, tourné sur fond de grisaille et pénurie de pellicule. « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment d’un si grand amour. » Les répliques de Garance résonnent dans le cœur des amoureux. Les vrais. En 1944, les deux amants se quittent sans s’oublier. On rappelle à l’heure des bilans cette histoire d’amour qui n’est pas du cinéma. On ne vient pas chercher querelle à Jean Gabin d’aimer Marlène Dietrich, mais cette liaison Biche et Faune fait désordre dans l’immédiat après-guerre. Les « résistants de la vingt-cinquième heure », comme le dira elle-même Arletty, dénoncent sa coupable liaison avec l’ennemi. Arletty, à ses interrogateurs musclés balance : « Si mon cœur est français, mon cul est international.» L’actrice en fait des tonnes pour masquer son désarroi. Elle ajoute qu’elle n’est « pas très résistante », tandis qu’on l’affuble du surnom de Madame sans-gêne, titre d’un film qu’elle a tourné sous l’occupation. Arletty n’a pas de quoi rougir. Jamais elle n’a accepté les ponts d’or de la Continental, jamais elle ne s’est rendue en Allemagne pour travailler. Ses relations exclusivement sentimentales ne permettent pas de retenir une « collaboration effective ».  L’affaire est classée sans suite après un « blâme ». Comme à l’école. Après des mois de résidence surveillée, Arletty tente de retrouver son amant blond. C’en est malheureusement fini d’un tas de choses. Le cinéma boude la vedette, qui n’est pas invitée à la première des Enfants du paradis, le 9 mars 1945. « Après avoir été la femme la plus invitée de Paris, me voici la plus évitée », ironise-t-elle. Lot de consolation : son ami Sacha Guitry lui propose le mariage. Elle refuse d’être la cinquième femme du cinéaste, sauf si le pape les marie. Elle tourne encore et toujours – jusqu’en 1962 –, professionnelle jusqu’au bout, mais cinquième roue d’un carrosse qui ne tourne plus comme avant. Comme avant quoi ? Comme avant-guerre, peut-être. Peu importe, Arletty conserve un sens de l’humour bien à elle et français à l’exemple de Figaro. Elle reste abstentionniste, anar et fidèle, rendant visite à l’ami Céline revenu du Danemark et dont l’œil pétille de vigueur à son approche. Elle s’amuse de mai soixante-huit qui est « une comédie », refuse qu’on touche le texte des auteurs, admire Colette, charnelle et libre comme elle – « un monsieur » –. Elle décède aveugle et oubliée, presque centenaire, après avoir publié ses mémoires, pétillantes de malice. L’un des deux tomes – Je suis comme je suis (Carrère, 1987), rappelle les vers de Prévert, inspirés du personnage de Garance et par lesquels David Alliot termine sa biographie pleine d’affection et d’érudition modeste :

 

Je suis comme je suis

Je suis faite comme ça

Quand j’ai envie de rire

Oui, je ris aux éclats
J’aime celui qui m’aime

Est-ce ma faute à moi

Si ce n’est pas le même

Qui m’aime à chaque fois

 

 

Frédéric Chef

 

David Alliot, Arletty, Tallandier, mai 2016, 252 pages, 18,90 €

 

Sur le même thème

1 commentaire

Grégory

Il n'y avait aucune raison patriotique de reprocher à Gabin sa liaison avec Dietrich, engagée aux côtés des Alliés lors de la Seconde Guerre mondiale.

PS : on écrit "en temps voulu".