László Krasznahorkai : L’archiviste et le labyrinthe

D’abord, la photo de couverture : la bibliothèque de Sarajevo détruite par les flammes. Le titre : Guerre et guerre, qui intrigue le lecteur. Cette phrase en exergue, ensuite : Le paradis est triste. Puis, le tapis roulant infernal de László Krasznahorkai, ses phrases chantournées, ses périodes rythmées, ce maelström de mots, ce brouillard laiteux où perce une lumière blafarde, à la mesure d’un projet vertigineux et d’un livre qui ne vous lâche pas. Guerre et guerre captive après avoir séduit, envoûte après avoir emporté.  

 

Ce texte traduit du hongrois, œuvre d’un auteur qui n’en est pas à son coup d’essai – catalogues Gallimard, Vagabonde et Cambourakis –, pourrait ne raconter aucune histoire qu’on suivrait tout de même le cours puissant et danubien qui le traverse. Difficile de résumer les péripéties du personnage principal, György Korim – 44 ans –, convaincu de la vacuité humaine, à deux doigts de sombrer dans le gouffre abyssal de la dépression. L’archiviste ne comprend plus rien à la complexité du monde, de plus en plus opaque, qu’il tente de déchiffrer. Il décide, sur un coup de tête, de mettre fin à son ancienne vie, liquide ses biens matériels et, pour solde de tout compte, s’installe à New York, centre vital du monde. Pour tout bagage, il emporte un mystérieux manuscrit, qu’il se promet de transcrire afin d’accéder à l’immortalité. Ce sera l’affaire de sa vie. Son grand œuvre. Son chant du cygne.

 

Korim se livre donc corps et âme à ce texte d’un écrivain génial autant qu’anonyme, roman-gigogne aux multiples aventures enchâssées qui nous promène en Crète, à Rome et Cologne à différentes époques du monde. Il décide de confier à l’éternité provisoire des ordinateurs les aventures de Kasser, Bengazza, Kalke et Toot, qu’il raconte à sa logeuse porto-ricaine entre deux promenades dans New York. Korim ne comprend rien au manuscrit qui lui a été confié par le destin, comme le fil l’a été d’Ariane à Thésée pour qu’il s’échappe du labyrinthe. Manhattan, tout comme l’invraisemblable texte en cours de saisie et d’interprétation, est une ville mystérieuse où les gratte-ciels témoignent de la volonté humaine de construire de plus en plus haut ce qui est voué à s’effondrer. Au détour d’un livre – entre deux recherches sur le web –, Korim découvre une tour de Babel, peinte par Brueghel, et le sens de toute quête humaine lui échoit : il venait de découvrir que quelqu’un avait construit le centre du monde, le point central du monde, la ville la plus importante, la plus sensible, la plus grande du monde, en la remplissant de tours de Babel.  

 

L’archiviste-érudit interprète alors les gratte-ciels new-yorkais comme des ziggurats, ces pyramides mésopotamiennes à sept niveaux chargées de lier la Terre au Ciel, d’élever sans fin les hommes vers les plus hautes sphères. Peut-on se passer de Dieu ? L’homme est un être merveilleux, capable de créer [...] les ordinateurs, les navettes spatiales, les téléphones mobiles, les puces électroniques, les voitures, les médicaments, les téléviseurs, les drones [...] Devant le vertige des inventions humaines, Korim finit par admettre que ce qui est trop grand est trop grand pour nous. Tout nous dépasse. Tout est vain. Sauf l’art et la poursuite du sens de toutes choses, peut-être. Korim quitte alors New York pour la Suisse et, sans qu’on sache pourquoi, se rend à Schaffhausen, dont le musée détient des œuvres de Mario Merz, les fameux igloos de l’ « arte povera ». Le parcours du héros s’achève par l’apposition d’une plaque qui résumera son existence en une seule phrase.

 

Ce puissant récit ne délivre pas de sens, il égare le lecteur à travers l’étrange forêt qui nous entoure. Par instants, le lecteur entrevoit la clarté du ciel dans les clairières d’un texte touffu qui étouffe et régénère. Krasznahorkai est le maître hongrois de l’apocalypse qui soutient la comparaison avec Gogol et Melville, a-t-on écrit. Comment, dans la jungle de ces pages diamantées, ne pas entrevoir, en effet, Bartleby, le scribe de Wall Street, qui recopiait le monde avant de s’enfermer dans le silence absolu ? Guerre et guerre est une quête de paix dans un monde ténébreux et violent. Notre univers est une bibliothèque, notre vie un manuscrit confus. Et ce livre un brûlot à colporter d’urgence.

 

Frédéric Chef  

 

László Krasznahorkai, Guerre et guerre, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Cambourakis, coll. « Irodalam », octobre 2013, 368 pages, 24 € 

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