La Chine et la France, le double jeu des échanges

« La Chine est un abrégé du monde car elle contient tout ce qu’il y a de plus beau dans le reste de la terre habitée ; elle a dans ses parties méridionales tous les fruits et toutes les délices des autres pays qui sont vers le midi et dans les autres provinces qui sont vers le nord, tous les avantages de ceux qui sont dans cette situation ; son ciel est tempéré, la terre partout extrêmement fertile, la mer et les rivières ne semblent ne l’arroser que pour l’enrichir. Elle doit infiniment à la nature, mais d’ailleurs, ces avantages ont été si bien cultives qu’il semble qu’elle ne doive pas moins à l’esprit et à l’adresse de ceux qui l’habitent ». Ainsi s’exprime le Père Michel Boym, (1612-1659), jésuite polonais qui introduisit en Chine le système de Copernic*. D’une manière générale, les Européens d’alors saluaient d’abord « l’extraordinaire réussite administrative de la Chine, embellie encore par l’éloignement ».

 

C’est une Chine fascinante qui à travers son art émerveilla en 1973 le public français, lors de la grande exposition organisée au Petit Palais à Paris. Depuis cette rencontre mémorable, les surprises et les interrogations n’ont cessé de se multiplier. Une terre nouvelle, une civilisation originale se révélaient à la France. A l’occasion de sa conférence de presse du 31 janvier 1964, le général De Gaulle saluait « un grand peuple, le plus nombreux de la terre… la capacité patiente, laborieuse, industrieuse des individus ». Suite à un échange d’ambassadeurs, la reconnaissance par la France de la République populaire de Chine signait une étape décisive dans ce long parcours historique accompli par les deux nations.

 

C’est ce patient cheminement, engagé curieusement à Chypre en 1248, entre le roi Louis IX et deux envoyés de l’empereur mongol, que relate avec une précision et une clarté remarquables cet ouvrage. Solidement documenté, richement illustré, il permet de découvrir combien sont anciennes les relations et combien au cours des siècles elles ont connu tour à tour toutes sortes de succès et de vicissitudes. La rencontre de deux cultures fondamentalement différentes a contribué à l’approfondissement de ces relations que la diplomatie de son côté promouvait et facilitait. Le regard porté par la France sur la Chine a sans cesse évolué et inversement. Le titre du livre résume  parfaitement cette dualité, valable d’ailleurs de part et d’autre, comme si dans chaque pays s’équilibraient à la fois méfiance et confiance, doutes et évidences. Les récits de Marco Polo ont participé à cette découverte mutuelle. Le « rêve de Chine », souligne l’auteur, est le point de départ du voyage de Christophe Colomb qui espérait atteindre cette terre ainsi décrite dans les textes du navigateur. On sait que ce rêve s’éveillait sur les côtes américaines. Il n’empêche que l’Occident s’est heureusement et depuis longtemps tourné vers cet Orient imaginé. Les Portugais ont été des conquérants décisifs et se sont installés en pionniers à Macao en 1557. La Chine est déjà à ce moment-là un immense marché prometteur pour le commerce européen. Les religieux, les jésuites plus que les autres, ont également compris l’enjeu local. Matteo Ricci, « arrivé en Chine en 1582, apprend la langue, étudie les classiques, porte le costume des mandarins et se fait autant que possible Chinois parmi les Chinois ». A l’inverse des autres pays voisins, davantage soucieux d’expansion maritime et commerciale, la France jusqu’au XVIIème siècle environ n’est guère intéressée.

 

Sans aucun doute, aux mentalités de l’époque, la distance semble parfois encore grande malgré les progrès et les échanges, distance à la fois géographique et psychologique, technique et intellectuelle. Le XVIIIème siècle, animé par cette « passion des idées » qui le caractérise, sert de jalon important dans la réduction de la méconnaissance. Il apparaît aux penseurs des salons parisiens qu’il convient de pousser cette ouverture. « La lointaine Chine émerge comme une entité qui s’est élaborée pendant des millénaires sans aucun contact avec l’Occident et dont la valeur égale celle que l’Europe s’est forgée dans le même temps ». Un tableau d’Anicet Charles Lemonnier (1743-1824) montre une réunion de ces savants du temps de L’Encyclopédie - Diderot, Rousseau, d’Alembert, Jussieu, Buffon - écoutant la lecture en 1755 de L’Orphelin de la Chine, pièce de théâtre de Voltaire inspirée de L'Orphelin de la famille Zhao, une pièce de théâtre de Ji Junxiang et traduite par le jésuite Joseph Henri Marie de Prémare qui s’était rendu en Chine en 1698. S’il s’agit d’une reconstitution fantaisiste, cette toile indique néanmoins que la Chine était « au cœur des réflexions » de l’élite française.


Dans le domaine artistique, la mode des « chinoiseries » séduit tous les créateurs, que ce soit dans la tapisserie, le mobilier, la porcelaine, la peinture, la décoration en général. Cette attirance envers l’Empire du Milieu se prolonge par un développement des flux commerciaux même si les niveaux ne sont pas particulièrement significatifs. Les navires marchands emportent dans un sens plomb, draps, lainages et produits de luxe ; dans l’autre ils apportent thé, laque, paravents et soie. A cet égard, il faut mentionner le rôle joué par la Compagnie des Indes. Cette phase somme toute épanouie des relations bilatérales fait face au cours du XIXème s. à une période de tensions diverses, consécutive aux politiques d’expansion coloniale et impérialiste menées non seulement par les pays européens, notamment la Grande Bretagne, mais aussi la Russie et le Japon. Plusieurs personnalités interviennent pour essayer de combler les divergences et comprendre les mutations auxquelles les deux peuples faisaient face. On peut nommer au premier rang Philippe Berthelot dont Edouard Vuillard dresse un portrait aussi éloquent que perspicace, Victor Segalen, Wang Tao qui traduit La Marseillaise en chinois et beaucoup d’autres, artisans majeurs de ce rapprochement.  


En se référant à la maxime qui introduit le mouvement de modernisation de la Chine, « prendre le savoir chinois pour essence et le savoir occidental comme attribut », on mesure l’évolution des rapports et des esprits. La coopération engagée au début du XXème s. qui se décline sur une série de volets, surtout académique et scientifique mais aussi sociale et littéraire, conduit à un nouveau tournant que prennent conjointement les intellectuels et les responsables des deux pays partenaires, aboutissant « à une forte curiosité réciproque ». Après le Maoïsme et le Livre rouge qui en annule le cours, la succession d’événements s’accélère à partir des années 1990, sous l’impulsion des présidents français qui se rendent en Chine. Le croisement des échanges et l’approfondissement de cet intérêt symétrique se poursuit sous nos yeux. Les touristes chinois qui arrivent en France sont chaque jour plus nombreux, les étudiants français qui apprennent leur langue également, l’entrée d’un puissant groupe industriel chinois dans le capital d’une ancienne maison de construction automobile sont les preuves manifestes de ce double désir de reconnaissance, telles que l’actualité en fournit.

 

Cet ouvrage, dont la lecture est de bout en bout captivante, est l’occasion d’évaluer combien les deux pays sont proches et distants, combien les facteurs d’union contrebalancent les motifs de divergence. L’avenir est plein d’incertitudes certes, mais le socle sur lequel il se construit est le gage de ce besoin de continuer dans la voie tracée.

 

Dominique Vergnon

 

Jacques Dumasy, La France et la Chine, 1248-2004 ; de la méconnaissance à la reconnaissance, Editions Nicolas Chaudun-Fondation Charles de Gaulle, 432 pages, nombreuses illustrations, 17x24,5 cm, février 2014, 49 €

*in : La civilisation de la Chine classique, par D. et V. Elisseeff, Les grandes civilisations, Arthaud, 1979.

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1 commentaire

J'ai eu la chance de découvrir ce livre alors qu'il n'était pas encore publié et j'ai pu juger de la qualité de la documentation de l'auteur. Voilà un travail en tout point remarquable pour qui s'intéresse de près ou de loin à la longue histoire des relations franco-chinoises.