La Tour du Pin : un plaidoyer pour le devoir social

L’initiative de rééditer François René de La Tour du Pin en 2014 ne relèverait que de la plus inactuelle provocation si elle ne permettait avant tout d’apporter un éclairage sur un pan négligé de l’histoire des idées en France : les fondements du courant social-chrétien.


Le Marquis de La Charce, (un peu) mieux connu sous le nom de La Tour du Pin, mourut nonagénaire en 1924. Son existence aura donc embrassé les crises qui agitèrent son pays, depuis le Second Empire jusqu’à l’immédiat après-guerre mondiale. Mais ce sont la débâcle de 1870 puis la Commune qui marqueront profondément l’existence de cet officier. Après sa rencontre décisive avec Albert de Mun durant une captivité à Metz, La Tour du Pin s’oriente comme naturellement vers le catholicisme social, puis il s’engage, en 1871, dans le Cercles Catholiques d’Ouvriers. Le combat de toute une vie peut commencer, dont atteste le volumineux recueil Vers un ordre social chrétien.


Les articles qui y sont rassemblés ont paru principalement dans la revue L’Association catholique et s’échelonnent de 1882 à 1907. Comme l’écrit La Tour du Pin dans son introduction, « l’orientation générale est celle d’une recherche de la justice sociale, c’est-à-dire d’un ordre chrétien des sociétés en général et particulièrement pour celle de ce temps et de ce pays ». Le penseur ne se veut pas systématique, au contraire, il laisse sa réflexion évoluer et mûrir en fonction de ses observations. S’il n’a pas la virulence du pamphlétaire, ses écrits n’en pourraient pas moins être qualifiés « de combat », selon la terminologie plus tard d’application quant aux essais d’un Georges Bernanos.

L’ennemi désigné par La Tour du Pin est plus principiel que le socialisme : l’origine du mal, selon lui, se situe dans l’essence même du libéralisme, qui a corrompu la religion, l’économie et la politique. Dès lors, l’auteur tente de trouver les moyens les plus efficaces pour rattraper les désastres consécutifs à l’avènement de cette idéologie en France, avec la Révolution de 1789. Le moment de bascule est, plus précisément encore, la Loi dite « Le Chapelier ». Cet édit de 1791 promulguait en effet l’abolition des corporations de métier et, partant, favorisait, par la mise en place d’un régime de concurrence typiquement libéral, l’émergence de l’individualisme au détriment du souci collectif.


Rien d’étonnant dès lors à ce que le chapitre inaugural de l’ouvrage consiste en une réflexion sur le régime corporatif, envisagé comme « la forme d’organisation du travail la plus conforme aux principes de l’ordre social chrétien et la plus favorable au règne de la paix et de la prospérité générales ». Trouvant son modèle dans le servage médiéval (dont au passage La Tour du Pin relativise la « barbarie » que les modernes y ont rétrospectivement vue), le corporatisme est, d’après l’auteur, le meilleur moyen de réaliser l’épanouissement de l’ouvrier – pour qui la tâche à accomplir participe d’une tradition et constitue un aboutissement –, et la garantie de disposer d’un droit propre, fondé sur les statuts de l’association professionnelle à laquelle chaque ouvrier appartient. D'après une telle vision, la dimension holiste de l’existence prime clairement sur la satisfaction immédiate et le bien-être de l’individu.


Que l’on ne s’attende pas à un prêche : La Tour du Pin, qui a autant lu la Bible que les économistes (à commencer par Marx) sait parler dettes, syndicalisme, crise agricole, intérêts, représentation professionnelle, constitution nationale, et il est même question d’étudier des cas concrets dans telle commune ou telle usine, d’évoquer la situation alarmante des travailleurs, de démonter les rouages vicieux du capitalisme, d’articuler enfin à des principes de production à dimension humaine certaines valeurs, basées sur le respect de la personne. Dans ces pages denses, c’est donc un humanisme chrétien qui se trouve opposé, sans passif béni-ouiouisme ni concession, au processus économique coupable de la faillite du lien social. À découvrir l’ampleur de la réflexion de La Tour du Pin, l’on comprend mieux la référence qu’il put représenter aux yeux de la génération des non-conformistes des années 30 et même d'un certain christianisme de gauche…


C’est son intransigeance qui rend cette longue réflexion si stimulante, davantage que l’exactitude socio-historique de son analyse de l’état de la France depuis 1789. Alors, certes, La Tour du Pin n’est plus dans l’air du temps – ou alors il est porté par une bourrasque qui sent davantage le soufre que l’encens – mais il faut lui reconnaître le courage intellectuel d’avoir défendu jusqu’au bout, et en parfaite bonne foi, un impératif dont il avait la conviction qu’il était profondément juste : le devoir social.


Frédéric Saenen


René de La Tour du Pin, Vers un ordre social chrétien, Éditions du Trident, 440 pp., 25 €.

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