Un (autre) nom du mal français : «C’est pas ma faute !», un essai d'Irène Inchauspé et Claude Leblanc

Longtemps utilisée comme excuse pour les petits ou les grands égarements enfantins, l’expression C’est pas ma faute est reprise par les journalistes Irène Inchauspé et Claude Leblanc pour servir de titre à leur ouvrage dans lequel ils dénoncent une surprenante «façon de botter en touche que d’aucuns pratiquent avec une élégance nationale». 


Dans le quotidien L’Opinion, Erwan Le Noan définit ce livre comme «un petit traité d’irresponsabilité générale». C’est dire à quel point ce phénomène d’altération sémantique a pris des proportions tellement considérables : après avoir touché notre classe politique, il a fini par gagner presque toutes les consciences transies de nos contemporains subitement tombés dans une sorte de refus de toute imputabilité. Et en leur faisant croire, par la même occasion, qu’ils étaient exonérés de toute responsabilité.


Comme il fallait s’y attendre, ce fait a fini par conduire à une sorte de pessimisme ambiant : «La France est en crise et le restera tant que chacun d’entre nous, des gouvernants aux citoyens lambda, trouvera prétexte à ne pas se sentir responsable». Plus grave encore, elle est tombée dans une sorte de «culte de l’à quoi bon» qui compte aujourd’hui des millions d’adeptes.


Sommes-nous, par conséquent, plus proches du sens d’un abandon clairement avoué que de celui de la désinvolture, que certains veulent nous faire admettre à coup de candides euphémismes comme «notre dernière chance dans ce monde si pressé de s’autodétruire», comme l’écrivait Frédéric Beigbeder dans Voici du 21 octobre 2002, cité par les auteurs du livre ?


En tout cas, nous disent-ils, cette confusion sémantique cache, tant bien que mal, «les conséquences désastreuses […] à tous les niveaux de la société» et conduit à un sentiment injustifié de victimisation des individus. «Se positionner comme victime alors qu’on ne l’est pas nous permet – selon Irène Inchauspé et Claude Leblanc – de nous dispenser de répondre de certains de nos actes, en prétendant que nous les subissons sans pouvoir exercer sur eux notre libre arbitre».


Dans des chapitres aux titres suggestifs (Ni coupable, ni responsable, Tous le mêmes, Patron de sa vie, La révolution tranquille, etc.), ils développent une argumentation qui reprend des aspects notables ayant fait l’actualité de la vie politique française, aspects considérés comme des symptômes de l’aggravation de ce phénomène diagnostiqué dès le début du livre : l’affaire du sang contaminé, la canicule de 2003, le millefeuille territorial qui a conduit à l’augmentation des «produits fiscaux locaux», le principe de précaution, l'abstention aux urnes comme contre-règle démocratique,  etc.


Ces réalités qui ont fait vaciller l’autorité et l’intégrité de l’État providence risquent d’avoir des conséquences graves dans le fonctionnement démocratique, certaines d’entre elles pointant déjà le bout de leur nez. Irène Inchauspé et Claude Leblanc en choisissent plusieurs et scrutent leur progression.


L’emballement médiatique d’où l’on voit disparaître «le débat contradictoire à partir duquel le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur est à même de forger sa propre opinion» représente un de ces exemples.  Faits encore plus alarmants, comme celui de la désinvolture des urnes, avec ses chiffres élevés de l’abstention ou comme celui incarné par «le soir historique du premier tour de la présidentielle de 2002», ont marqué les esprits par les dangers du jeu, jamais innocent, d’un type nouveau de fonctionnement d’une «démocratie de l’abstention» qui trouve sa source dans ce qu’un récent sondage montre en indiquant que 87% des personnes interrogées estiment que les «responsables politiques se préoccupent peu ou pas du tout des gens comme eux».


Le cri de détresse de cette majorité ayant déserté les urnes est d’autant plus inquiétant si l’on tient compte de la courbe manifeste d’une incessante aggravation de la situation. En parlant des «mutations enregistrées depuis près d’un demi-siècle» dans la société française, les auteurs s’interrogent sur les conséquences positives – hélas, restées lettres mortes – qui auraient dû amener le changement tant attendu, depuis 1968 et jusqu’à présent : «nous affranchir de l’homme providentiel, nous libérer des carcans, idéologiques, religieux ou syndicaux, nous émanciper du jeu des partis».


Quelle serait, donc, la cause de ce désarroi ?


Pour mieux déchiffrer le sens de l’Histoire contemporaine, les auteurs préfèrent ne pas s’arrêter au moment «mai 1968», comme l’a fait Éric Zemmour dans Le Suicide français, mais de descendre encore plus loin, aux événements de mai-juin 1940 et au traumatisme qu’a pu déclencher dans la mémoire collective du peuple français la «débâcle sans précédent des soldats français face aux troupes allemandes et l’exode, avec ses huit à dix millions de personnes sur leur routes». Ils citent, à l’appui, les mots de l’historien Marc Bloch qui, en juillet 1940, écrivait : «Inutile d’épiloguer sur les événements. Ils dépassent en horreur et en humiliation tout ce qu’on pouvait rêver dans nos pires cauchemars». 


Quelle solution face à ce traumatisme ? – se demandent les deux journalistes. Suffira-t-il de «casser le paradigme, changer d’approche, admettre que la collectivité ne peut ni doit s’occuper de tout, et remettre à chacun la responsabilité» ?


Et pourquoi ne pas essayer de penser autrement, pourquoi ne pas donner un autre sens aux engagements à la fois individuels et collectifs, pourquoi, en résumé, ne pas essayer de changer de mentalité et de paradigme ?


À toutes ces questions, le lecteur trouvera des réponses qui mettent en avant une vérité incontestable qui traverse le demi-siècle qui vient de s’écouler, et à laquelle il sera bien obligé, par bon sens, d'y souscrire : «en cinquante ans, les choses ont quelque peu changé !»


Comment aborder ces changements ?


Le livre d’Irène Inchauspé et Claude Leblanc répond clairement, d’une manière vive et passionnante à cette question, d’où l’intérêt et le plaisir d’une lecture qui, à notre avis, ne laissera personne indifférent, mais ouvrira plutôt vers un débat captivant et, par dessus tout,  d'une surprenante actualité.

 

Dan Burcea  

 

Irène Inchauspé et Claude Leblanc, C’est pas ma faute !, Éditions du Cerf, mars 2015, 143 p., 12 euros.

 

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