M. R. Carey. Extrait de : Celle qui a tous les dons

Elle s'appelle Melanie. Un mot qui veut dire « la Noire », qui vient du grec ancien, sauf que ça ne doit pas lui aller trop bien, puisqu'elle a le teint pâle. Melanie aime beaucoup « Pandore », mais on n'a pas le droit de choisir. Mlle Justineau baptise les enfants à partir d'une longue liste: chaque nouveau a droit au prochain prénom de garçon, chaque nouvelle au prochain prénom de fille, c'est comme ça et pas autrement, voilà ce que dit Mlle J.

Il n'y a eu aucun nouveau ni aucune nouvelle depuis un moment, Melanie ne sait pas pourquoi. Avant, il en arrivait plein, toutes les unes ou deux semaines. On entendait des voix dans la nuit, des ordres à voix basse, des plaintes, des fois un juron et un claquement de porte de cellule. Et ensuite, au bout d'un moment, un mois ou deux en général, une nouvelle tête était là dans la classe, un enfant qui n'avait même pas encore appris à parler. Enfin, bon, ça rentrait vite.

Melanie aussi a été nouvelle un jour, mais elle a du mal à s'en souvenir, parce que ça remonte à longtemps. À une époque d'avant les mots, où il n'y avait que des choses sans nom, et les choses sans nom ne vous restent pas dans la tête. Elles en tombent, et après, plus rien.

Maintenant, Melanie a dix ans, et un teint de princesse de conte de fées : une blancheur de neige. Donc elle sait que quand elle sera grande, une beauté, les princes se bousculeront pour escalader son donjon et pour la sauver.

En supposant qu'elle ait un donjon, bien sûr.

D'ici là, elle a cette cellule, le long couloir, la salle de classe et celle des douches.

La cellule est petite, carrée. Il y a un lit, une chaise, une table, des images accrochées aux murs peints en gris: une grande photo de la jungle amazonienne et puis une, plus petite, d'un chat buvant du lait à sa soucoupe. Des fois, Sergent et son équipe déplacent les enfants. Certaines cellules montrent d'autres images. Melanie a longtemps eu droit à un cheval dans un pré et une montagne au sommet couvert de neige - elle préférait.

C'est Mlle Justineau qui accroche les photos. Elle les découpe dans la pile de vieilles revues posées dans la classe, elle fixe chaque coin avec un truc bleu qui colle. Elle thésaurise ce truc bleu comme l'avare d'un conte. Chaque fois qu'elle enlève une image ou qu'elle en affiche une nouvelle, elle racle le moindre petit bout de bleu restant au mur pour le rajouter à la boulette qu'elle range dans le tiroir de son bureau. Quand il n'y en a plus, il n'y en a plus, encore une de ses phrases préférées.

Le couloir a vingt portes du côté gauche, dix-huit du côté droit. Plus une à chaque bout. Comme une de ces deux-là est peinte en rouge et donne sur la salle de classe, dans sa tête, Melanie a baptisé ce fond de couloir « le fond classe ». La porte du bout opposé est en acier gris, même pas peint, et vraiment très, très épais. C'est un peu plus difficile de savoir sur quoi elle donne.

Un jour, des hommes travaillaient dessus quand on a ramené Melanie à sa cellule. La porte était défaite de ses gonds, les verrous se voyaient, et aussi toutes les barres qui dépassent des bords pour que ce soit vraiment dur de l'ouvrir quand elle est fermée. Plus loin, on apercevait un long escalier en ciment qui montait très haut. Melanie n'était pas censée voir tout ça. « Cette petite salope a pas les yeux dans sa poche », avait dit Sergent en flanquant le fauteuil de Melanie dans sa cellule avant de claquer la porte. Mais elle a bien vu tout ça, et elle s'en souvient.

Comme elle écoute aussi, grâce aux conversations qu'elle a surprises, elle s'est fait une idée de la façon dont les choses s'organisent entre cet endroit-ci et les autres qu'elle n'a jamais vus. L'endroit où elle est s'appelle le bloc. À l'extérieur du bloc, il y a la base, autrement dit HE. À l'extérieur de la base, c'est la région 6, avec Londres à quarante-cinq kilomètres au sud, Beacon soixante plus bas, et puis plus rien d'autre après, que la mer. Le plus gros de la région 6 est dégagé, mais s'il le reste, c'est seulement grâce aux patrouilles de nettoyage, à leurs frags et à leurs boules de feu. C'est à ça que sert la base, Melanie en est à peu près sûre. À envoyer des patrouilles de nettoyage pour dégager les affams. Elles doivent rester très, très prudentes, parce qu'il y en a encore plein là-bas. Quand ils captent votre odeur, ils vous suivent sur cent kilomètres, et quand ils vous attrapent, ils vous dévorent. Melanie est contente de vivre au bloc où elle ne risque rien derrière la grande porte en acier.

Beacon est très différent de la base. C'est toute une grande ville pleine de gens, avec des immeubles qui montent dans le ciel. Il y a la mer d'un côté et des douves et des champs de mines sur les trois autres, pour empêcher les affams d'approcher. À Beacon, on peut passer toute sa vie sans en voir. Et c'est si grand qu'il doit sûrement y avoir cent millions de gens, qui vivent tous ensemble. Melanie espère bien y aller un jour. Quand la mission sera accomplie, et, comme Mme Caldwell l'a dit une fois, quand tout sera bien remis au carré. Melanie essaie d'imaginer ça : les murs d'acier se rapprochant comme les pages d'un livre, et ensuite... quelque chose d'autre, de différent, au-dehors, où ils iront tous.

Ce sera effrayant. Mais merveilleux !

Chaque matin, par la porte grise en acier, Sergent entre, suivi des gens de son équipe, et puis enfin de la maîtresse ou du maître. Ils descendent le couloir, dépassent la porte de Melanie.

 

M. R. Carey, Celle qui a tous les dons, traduction de Nathalie Mège, L’Atlante, coll. « La Dentelle du Cygne », octobre 2014, 448 pages, 23 €

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