La morsure du destin – Anne-Sophie Brasme, «Notre vie antérieure»

 

Lorsqu’en 2001 elle publie aux Éditions Fayard son premier roman, Respire, Anne-Sophie Brasme n’est qu’une lycéenne de 17 ans de Metz et dont la passion pour l’écriture surprend, impressionne et finit par faire parler d’elle: son livre est un succès, il est traduit en plusieurs langues et, bonne nouvelle, va être bientôt porté à l’écran par Mélanie Laurent.

 

Le secret de cette réussite ? Depuis ses débuts, la jeune messine croit dur comme fer dans son destin d’écrivain, son besoin «de concrétiser des histoires sur le papier, de créer des personnages», comme elle l’affirme dans un entretien accordé à Brigit Bontour[1] occupe depuis toujours son esprit, à tel point qu’il finit par la faire dire que l’écriture est pour elle «une échappatoire», tellement l’énergie qu’elle possède demande à prendre l’habit des mots et devenir une enivrante fête narrative.

 

En voici, pour preuve, un exemple où il suffit d’imaginer Anne-Sophie Brasme dans la peau de Charlène, son personnage happé par tous ces sentiments et ces émotions, par ce destin malmené et tragique, pour comprendre l’intensité et la force qui régissent et construisent son écriture: «J’avais tout oublié. La joie, l’impudeur, l’indolence, les odeurs, les silences et les vertiges, les images, les couleurs et les bruits, leurs visages, le timbre de leurs voix, leur absence et leurs sourires, les rires et les larmes, les bonheurs et les impertinences, les dédains et les besoins d’amour, le goût des premières années de ma vie».

 

Depuis, à tous ceux qui pensaient qu’une vocation si nettement affirmée se devait de passer un examen obligatoire afin de confirmer le fulgurant succès de ses débuts, Anne-Sophie Brasme est en droit de répondre que c’est désormais chose faite.

 

Car, après un deuxième roman, Carnaval des monstres, publié en 2005, elle revient cette année chez le même éditeur avec Notre vie antérieure, récit tout aussi surprenant, ayant cette fois comme personnage principal Laure Narsan, narratrice sexagénaire qui est en train d’écrire son dernier roman, à en croire ses confidences (« Je vais écrire mon dernier livre. Je l’ai senti ce matin, comme une onde de choc »).

 

On peut, là aussi, s’étonner de ce choix audacieux, compte tenu de la différence d’âge entre elle et son personnage qui fait plutôt penser à sa marraine et protectrice littéraire, Elise Fischer. Sauf que, du haut de son expérience et après de brillantes études de lettres, Anne-Sophie Brasme est en mesure aujourd’hui de nous répondre et même de nous prouver qu’elle sait voler de ses propres ailes: conjuguer narration et connaissance de l’âme dans un dialogue où vie et métier d’écrivain n’hésitent pas à montrer leurs contraintes et leurs fascinations est un exercice qu’elle maîtrise désormais parfaitement et, en plus, avec grâce. Oubliée l’écriture haletante du passé, son personnage fait preuve de beaucoup plus d’assiduité et de méthode, menant un travail «organisé», comme si elle devait préparer son agrégation.

 

Pour écrire son livre, Laure Narsan dit avoir utilisé deux cahiers, l’un «consacré au texte proprement dit […] un grand cahier à spirale et petits carreaux, recouvert de notes adhésives Post-it® ou de feuilles agrafées lorsqu’il me fallait ajouter un passage», l’autre dont elle dit avoir fait «une sorte de journal de bord, où jour après jour je notais mes idées».

 

C’est donc ainsi qu’elle va construire son histoire, en utilisant avec beaucoup d’aisance le procédé du flash-back qui lui permet d’alterner la narration consacrée au faits du passé et celui du journal qui ramène, quant à lui, l’action dans le présent et jette un regard à la fois lucide et douloureux sur la première partie. Arrivée à l’âge où elle connaît une vraie consécration dans son travail d’écrivain, Laure Narsan se voit confrontée à un souvenir « vivant, intact » et qui, en réalité, n’a jamais cessé de la hanter, celui d’un soir de juin marqué par la présence d’Aurélien et de Bertier, deux amis de jeunesse : «Chaque matin, lorsque je m’installe à mon bureau, je revois leurs silhouettes se dresser devant moi dans le crépuscule. Tout au long de la journée, leur présence de me quitte pas. J’entends leurs voix, leurs éclats de rire; je vois leur peau de garçon, leurs cheveux en bataille. Et leur jeunesse insolente me secoue le cœur, comme s’ils venaient narguer la vieille dame que je suis».

 

Le récit de cette période, structuré cette fois par chapitres, ne fait que reprendre le flambeau du journal pour ramener dans le présent narratif les faits soustraits à la perméabilité et à la nostalgie des souvenirs et redonner vie aux trois personnages et à leur unique amitié qui résonne comme un hymne à l’entier bonheur que seules la beauté et l'insouciance de leur âge sont capables de mettre en lumière. Car si Laure vit dans une «réalité ondulante, presque liquide», comme si elle la percevait «à travers des yeux de myope», Aurélien et Bertier sont, quant à eux, deux garçons pleins de vie, deux êtres inséparables, malgré leurs apparentes différences. Le trio vit au jour le jour une fabuleuse histoire d’amitié où leur jeunesse croque la vie et les saveurs des fruits de leur âge. Et peu importe si en entendant nul ne se soucie de ses obligations scolaires, comme s’ils avaient tous un besoin urgent de respirer à grands poumons le parfum du temps présent, refusant de retourner dans la vraie vie. Laure tombe amoureuse d’Aurélien. Les deux vont vivre une belle et passionnante histoire d’amour qui se déroule, de surcroit, dans le paysage enchanteur de l’île d’Oléron. Tout n’est qu’harmonie et la parole devient mystère, à l’image de l’unique moment du premier baiser que Laure porte encore dans les souvenirs qui lui parlent d’Aurélien, de  «sa bouche chaude», de «ses lèvres [qui] avaient une odeur suave, presque lactée, quelque chose qui rappelait ces berlingots au lait concentré que les gamins suçaient à cette époque», de son souffle « profond et mesuré ».

 

Un événement tragique va briser brusquement le bonheur de Laure et de toute la bande: Aurélien meurt en glissant et en se heurtant sur des rochers au bord de l’océan. Sa disparition est vécue comme une «morsure» du destin qui brise le bonheur de Laure et l’oblige à se réfugier dans une sorte de provisoire absence au monde.

 

Cette disparition brutale occupe la place centrale du récit comme une «morsure» par laquelle le destin prend le dessus sur la jeunesse et l’amour, en brisant l’éternel espoir que seuls les amoureux osent prendre pour un contrat inextricable de bonheur.

 

Tout dans la vie de Laure est bousculé et prend une suite inattendue. Car, même si elle n’a jamais douté de son désir de devenir écrivain, elle se voit obligée de se poser la question que cette soudaine absence provoque en elle. Des années plus tard, alors qu’elle va connaître la consécration de son travail littéraire, elle continuera à se demandera si sa vie aurait pu être la même si elle avait dû la vivre à côté d’Aurélien. Ce travail hypothétique n’a de sens que pour justifier un présent qui se nourrit du souvenir. S’insinuant dans le soliloque que Laure entretient dans son journal il met sur son écriture une empreinte nostalgique, presque tchékhovienne, qui montre à quel point la vie, l’espérance, la beauté, la jeunesse sont impuissantes devant la domination de cet implacable fatum qui les domine.

 

 Comment interpréter la force avec laquelle Laure et Bertier s’accrochent à la réalité, chacun à sa manière, chacun suivant sa voie, si ce n'est par cette conviction que le meilleur hommage qu’ils doivent rendre à la mémoire d’Aurélien est celui de s’accrocher à la vie. Vont-ils suivre des voies différentes ou vont-ils croiser leurs destins des années plus tard ? Et qui sait si, en ce qui la concerne et rattrapée par un présent qui ne cesse de lui rappeler son âge et sa condition, Laure ne finira-t-elle par accepter sa condition actuelle mais aussi le hasard qui avait décidé du cours de sa vie ?

 

C'est en tout cas ce qui ressort du deuxième volet de ce livre, celui qui relate, dans le présent, la condition d'écrivain de Laure Narsan, sa relation avec le monde de l'édition, sans oublier le côté mondain du milieu littéraire. Mariée à Tristan, un homme qu'elle connaît depuis sa jeunesse et qui deviendra son éditeur, Laure vit dans une sorte de prison dorée d'où elle va essayer de sortir en écrivant ce dernier livre. Pour Tristan, il n'y a pas de secrets que Laure aurait pu garder en dehors des sujets de ses livres qu'il connaît bien, car c'est lui qui l'a toujours aidée dans son écriture. Pourquoi maintenant les choses sont différentes? Pourquoi ces non-dits dans son projet d'écriture? Laure va enfin oser parler d'elle, ce ne sont plus les sujets de ses livres qui doivent prendre forme dans ce dernier tome, elle doit donner vie à ses secrets, en acceptant de se livrer telle qu'elle ose l'être et se libérer ainsi du poids qu'a représenté la disparition de son amour de jeunesse. En cela, elle peut dire qu'elle devient une femme libre, même si pour cela elle doit payer le prix fort d'une terrible et incessante absence, celle de ces souvenirs qui font brutalement surface dans sa vie.  

 

Anne-Sophie Brasme aborde toutes ces questions  avec une surprenante maturité, se glissant dans la peau de ses personnages avec une remarquable aisance, faisant preuve d'une capacité exceptionnelle de faire sienne une problématique qui traverse sa narration – celle du destin d’une femme dont l’expérience de vie a été sublimée dans l’écriture, alors que la vie, elle, n’a fait que la marquer de son implacable rainure.

 

 

Dès lors, ce qui compte pour Laure Narsan n’est pas comment regarder cette «morsure» du destin qui ressurgit quarante ans plus tard et qui trouble sa vie, mais comment l’apaiser afin que mémoire et sagesse puissent réussir à faire la paix dans son cœur, alors qu'elle sait désormais que sa vie ne cessera de se nourrir que de cette absence.

 

Y a-t-il un remède à l'absence de l'être cher et à l'usure du temps, semble nous poser la question le livre d'Anne-Sophie Brasme. Où le trouver, ce remède, et comment dompter nos peurs tout en acceptant son incessante litanie?

 

La clé de cette énigme est à trouver dans ce livre passionnant et plein d’humanité, hommage à la force que seule l’écriture est capable de porter pour essayer de déchiffrer l’éternel questionnement sur le sens de la vie.

 

Dan Burcea

 

Anne-Sophie Brasme, Notre vie antérieure, Éditions Fayard, 15 octobre 2014, 162 p. 15 euros.  

 

 

Aucun commentaire pour ce contenu.