Prix du Quai des Orfèvres 2015 – «Tromper la mort», un polar de Maryse Rivière
Récompensé par le prestigieux prix fondé en 1946 par Jacques Catineau, le roman «Tromper la mort», publié par les éditions Fayard, permet à
Maryse Rivière de remettre en scène trois éléments chers à son univers narratif.
D’abord, son affection pour l’Irlande, «terre de silences», que cette ancienne hôtesse de l’air d’Air France avoue connaître et aimer tant («ce pays me fascine, l'ambiance surtout et bien sûr son histoire, tout à fait passionnante»).
Ensuite, l'entrée en action des
deux personnages autour desquels elle avait déjà construit l’intrigue de son
premier polar, «Sous le signe de la Souris». Il s’agit du capitaine Damien Escoffier,
figure emblématique de l’officier tenant en horreur «les platitudes et l’obséquiosité»
et conscient des dégâts que le mal pouvait engendrer. C’est lui qui va diriger
l’enquête pour la police française dans une étroite collaboration avec la Garda
irlandaise, car il connaît mieux que quiconque la personnalité du tueur, Yan
Morlaix, ancien libraire dans le quartier du Montparnasse, homme lettré, ayant
basculé dans la folie mystique et devenu tueur en série.
Enfin, le troisième élément,
mélange réussi de tous les ingrédients du thriller psychologique qui trouve son
sens dans cette continuité d’action, permettant au nouveau polar de Maryse
Rivière de s’accrocher au précédent au niveau à la fois de l’intrigue («Il s’agit davantage d’une traque que d’une
enquête à proprement parler») et de l’introspection dans les
soubresauts d’un mécanisme meurtrier. Damien Escoffier se voit d’ailleurs confier
le rôle et la position éminents d’auteur-narrateur – voix secrète de notre
romancière qui préfère s’effacer devant son personnage et construire ainsi un
pont entre ces deux récits qui se nourrissent de cette unité quasi classique.
Avec ces trois éléments, la
narratrice tient les piliers thématiques de son livre pour construire une
histoire dont l’intrigue va mobiliser les polices des deux côtés de la Manche,
dans une collaboration dominée par l’urgence de l’extrême dangerosité de Yan
Morlaix qui, pris dans sa folie, voulait «ériger le crime en œuvre d’art» et se
sentir ainsi le maître du monde.
Donné pour mort lors d’une course poursuite par l’équipe du capitaine Escoffier qui le croyait définitivement enterré dans les carrières de Montmartre sous les tonnes de béton déversées («Les policiers croyaient ainsi sceller la tombe de Yann Morlaix, ad vitam aeternam !»), celui-ci réussit à s’en fuir miraculeusement et se réfugie chez Michel Le Bihan, son ami d’enfance, devenu prof de philo dans le lycée de Carhaix, en Bretagne. Après toutes ces années où ils s’étaient perdus de vue, Le Bihan découvre la dérive criminelle de Morlaix. Leur amitié allait s’arrêter donc là, dorénavant le geste de donner la mort les séparait définitivement. Pourtant, il ne le dénonce ni le livre à la police, mais le cache dans une ferme et lui promet de l’aider à se réfugier en Irlande à condition qu’ils coupent définitivement tout contact.
Deux ans plus tard, Yann Morlaix va de nouveau faire parler de lui. Il s’était, depuis, réfugié à Dublin, sous la protection de Suzie O’Brien («Susie avait recueilli Morlaix comme on ramasse un chien errant, sans poser de questions sur son pedigree»), une femme à l’allure encore jeune, malgré ses soixante ans passés et «les stigmates d’une vie de luttes et de sacrifices». Suzie, qui tient une épicerie pour les pauvres, lui propose un poste de transporteur au service d’un dénommé Charlie, ancien de l'IRA et devenu chef d’un réseau qui «ressemblait à une multinationale aux activités aussi lucratives que diversifiées, du trafic de drogue aux coups de main donnés aux personnalités, en passant par la prostitution». La consigne que reçoit la nouvelle recrue est claire : «Tu prends des colis, tu les transportes d’un bout à l’autre du pays, et tu poses pas de questions».
Voici donc le libraire et criminel
fugitif rentrer dans un univers qui lui convient parfaitement. Morlaix n’est en
effet pas l’homme à se poser des questions («Il livrait la marchandise sans
savoir ce qu’il transportait»), et finit par se rendre indispensable aux yeux
de Charlie qui aime bien «ce messager taiseux et sans attaches». Vrai loup
solitaire, il fait aussi de petits boulots pour arrondir ses fins de mois.
Résistera-t-il
longtemps à ses pulsions de mort ? Rien n’est sûr dans ce pays «sombre comme la Guinness». Faut-il pour autant croire que cette
retraite serait synonyme de paradis doré pour le héros de Maryse Rivière ?
C’est sans compter sur les démons intérieurs qui rongent son personnage et qui
vont refaire surface avec encore plus de violence et de rage pour le plonger de
nouveau dans son délire mortifère.
Lors d’une livraison en Écosse, dans le comté d’Antrim, Morlaix s’arrête comme à son habitude à l’hôtel Causeway. Le soir, il discute avec Aine McBride, «une jeune réceptionniste, dodue et ferme», qui rêve d’une vie meilleure, dans une grande ville, comme employée de bureau ou serveuse dans un fast-food. La nuit, il pénètre dans la chambre de la jeune-femme et la tue par strangulation dans son sommeil. Pour Morlaix, ce crime a une autre dimension, loin de la gravité et de la cruauté d’un tel acte : il se place plutôt dans un rituel de sacrifice où il sent tout puissant («L’homme sentit sa force décupler»).
Ce meurtre n’est que le début de toute une série d’autres crimes où paranoïa et délire mystique se mélangent à une vision pervertie de la littérature. Cela nous amène à nous interroger sur la typologie tout à fait particulière de ce personnage. Son portrait surprend dès la première apparition, lors de la rencontre avec son ami, Le Bihan. Loin de se remettre en cause, il est convaincu que, s’il est devenu criminel, c’est parce que la vie en avait décidé ainsi, que son destin banal et insignifiant avait succombé à une «force qui le dépassait». C’est donc à la recherche d’un sentiment plus grand que la jouissance, celui d’un «plaisir extatique», que cette force le pousse à chaque instant. Cette force a un nom et un visage, chacun puisé dans les légendes irlandaises. Il s’agit de Banshee, l’esprit féminin qui apparaît aux hommes pour leur annoncer leur mort. Dans ce sens, non seulement l’univers légendaire celtique est altéré par la pulsion paranoïaque de Morlaix. Sa relation avec la littérature en général finit par le pousser vers un autre penchant assassin. Son regard sur l’esthétique est détourné et vidée de toute notion de beauté. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle arrive même à guider le choix de ses victimes («il s’en prenait à des jeunes femmes plutôt jolies parce qu’il abhorrait la laideur») et à transformer en volupté son plaisir criminel («La beauté amplifiait son plaisir»).
À tel point qu’il trouve inutile de
maquiller ses actes, son ADN étant facilement identifiable sur les lieux des crimes.
Ce n’est pas le seul détail qui
attire l’attention des policiers de la Garda, mais cet indice les conduit
directement vers les fichiers des criminels les plus dangereux, jusqu’au
Fichier français des empreintes génétiques. Les policiers irlandais vont être
dirigés vers les services français de la Crim’ à qui ils vont demander de l’aide.
Cette enquête, menée des deux
côtés de la Manche, s’inscrit parfaitement dans l’esprit du roman. Elle permet
à Maryse Rivière d’élargir son univers narratif à des manières plus amples d’appréhender
le monde, s’appuyant sur le croisement des cultures et les spécificités
historiques des deux peuples.
L’enquête franco-irlandaise
réussira à refaire le parcours du fugitif criminel. En plus, elle aboutira sur
d’incroyables aspects liés aux milieux paramilitaires irlandais convertis dans le
trafic de drogue, comme c’est le cas de la bande de Charlie, le patron de
Morlaix. Ici encore, Maryse Rivière réussit à mettre en avant sa parfaite
connaissance de l’Irlande contemporaine et des gangrènes qui n’ont cessé de la
ronger. Ce sera pour le capitaine Damien Escoffier une bonne occasion de
connaître les sentiments que les expatriés français éprouvent pour ce pays, vrai
mélange d’inquiétude et d’admiration, de peur et d’attachement.
Tandis que l’étau se resserre sur Yann Morlaix et ses complices, le policier français profite pour savourer
les moments d’une histoire d’amour avec Alexia, une franco-irlandaise énigmatique
qui, après la mort mystérieuse de son père, décide de s’installer en Irlande et
d’essayer, plus tard, d’élucider les circonstances troubles de la disparition
de son aïeul.
Même s’il n’échappe pas au risque d’incarner l’image d’Épinal du polar, cet intermède remplit bien son rôle, surtout par l’audace avec laquelle la romancière tente de donner toute sa noblesse à cette relation entre deux êtres solitaires et en recherche de bonheur – brève histoire d’amour et allégorie d’une quête d’identité.
La réalité prenant vite le pas sur l’imaginaire, souvent avec des évolutions encore plus inattendues, l’action du roman prend des allures haletantes à la mesure des dangers de plus en plus grands que représentent les crimes commises par Morlaix. L’urgence conjugue anticipation et unité d’action entre les deux polices nationales. Paris et Dublin multiplient leurs contacts, mettant en veilleuse leurs différences d’analyse qui s’avèrent insignifiantes.
Vont-ils pour autant réussir à éviter le pire, en laissant Morlaix leur échapper encore une fois ou venir à bout de sa folie meurtrière ? Quelle empreinte cette traque va-t-elle laisser sur le capitaine Escoffier et quel sera son regard sur ce pays plein de mystère où il a laissé une petite partie de son cœur ?
Tout cela construit une suite d’événements que le lecteur aura plaisir à découvrir à l’intérieur de ce livre réussi, bien mené et sensible.
Suspense garanti !
Dan Burcea
Maryse Rivière, Tromper la mort, Éditions Fayard, 2014, 384 pages, 8,90 euros.
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