Momments donnés - Ecce homo singularis

Apparaître un beau jour, ex abrupto, au milieu des choses du monde, de leurs formes, de leurs couleurs, la plupart d’entre elles immobiles, quelques-unes dotées du pouvoir de se mouvoir et de changer ainsi de place à leur gré ou selon les circonstances, est bien entendu le fait du hasard ou, plus précisément, le résultat d’un accouplement sexuel entre un individu de sexe femelle et un autre de sexe mâle, appartenant tout deux à la catégorie des animaux, du genre mammifère et, toujours plus précisément, à la famille des Primates de la race Homo Sapiens-Sapiens.

 

À l’échelle du vivant, ou, si l’on préfère, de la vie en général, rien en soi ne laisse présager que nous serons en mesure de compter plus, ou d’être mieux, qu’un pissenlit, une écorce d’arbre, un bloc de granit, un lamellibranche, un serpent à sonnette, par exemple (c’est-à-dire d’être plus important ou intéressant que tout et n’importe quoi). Rien non plus ne permet de supposer que nous aurons enfreint, au moment où nous nous effacerons à tout jamais de la surface du globe terrestre, cette loi sans pitié (relevant d’aucun dessein supérieur et ne manifestant aucune intention, aucun projet nous concernant - ou concernant d’ailleurs quoi que ce soit).

 

Nous sommes de la matière animée. Les complexes subtilités de l’évolution on fait que nous disposons d’une conscience collective, et potentiellement d’une autre, davantage individualisée (cette dernière permettant aux humbles objets terrestres que nous sommes d’accéder au stade et au statut de « personne civile autonome »). Nous avons même l’arrogance de supposer que nous disposons, individuellement, de destins particuliers ainsi que de caractères propres nous distinguant notoirement du reste de nos semblables, qui nous seront tôt, dès l’enfance, apparus comme différents de nous, de nous-mêmes pris séparément, à savoir de ce moi cependant, grosso modo, décalqué ou cloné à quelque sept milliards d’exemplaires à l’heure où nous développons cette théorie, laquelle comporte un aspect ontologique et moral indubitable, qui se voudrait contre toute apparence leçon de modestie.

 

Pourtant, des rangs épais et volontiers grégaires de cet amas humano-centriste très imbu de prérogatives qu’il s’est auto-attribuées génération après génération, surgissent, de loin en loin, quelques authentiques individus dont la singularité, manifeste, souvent active, quelquefois même de façon spectaculaire, interdit qu’on les confonde avec ce standard à peine, et très artificiellement,  différencié par le marqueur ségrégatif des langues, des cultures, des mœurs ordinaires et des avatars historiques qui les ont scindés arbitrairement en « clans », « ethnies », « peuples », « Nations ».

 

Prenons maintenant plusieurs individus au hasard, si possible extraits chacun de son contexte socioculturel pour commencer. Une hiérarchie implicite ne manquera pas de s’établir dans l’évaluation du degré d’existence autonome, aux yeux de toute conscience claire non imbibée d’hypocrisie sociale, morale, voire religieuse. Elle fera apparaître, sans un soupçon d’hésitation, une masse, qui sera le cas échéant « de manœuvre », y compris pour la conduite des desseins les plus noirs et les plus détestables, comme on ne le sait que trop. Ce gros de la troupe, cette piétaille d’humanité, servira à tout et se ralliera à n’importe quoi. Sa médiocre teneur en esprit d’indépendance, sa faible émancipation (et son ralliement à des partis, à des religions, à des syndicats, à des clubs de supporters témoigne de son instinct grégaire et servile, ainsi que de son immaturité) en fait à la fois ce que nous oserons appeler une « sous-humanité », qui aura régressé depuis le Paléolithique en s’inventant des règles soi-disant sécuritaires qui l’inféodent à de suspects « principes » généralement pétris de bonnes intentions, mais rectifiés à l’usage sous l’effet de la vulgarité des instincts particuliers et des mœurs collectives. Curieusement, une belle création de l’esprit, généreuse par essence, aura contribué à aggraver les choses : nous parlons ici, bien entendu, d’un principe démocratique qui fut largement dévoyé dès qu’il commença à être mis en application. Ce principe, mis en œuvre dans la gestion de populations immatures, aura enfanté des horreurs collectives monstrueuses dont il n’est pas nécessaire de faire ici l’inventaire : chacun l’a en tête. Et chacun sait que le mode de déclinaison du sublime concept aura dégénéré sous une forme qui porte un nom sans ambiguïté : la démagogie (tous les politiciens la manient avec une efficace dextérité, de quelque « bord » qu’ils puissent se prétendre, et depuis toujours).

 

De cette masse plutôt informe, unanime dans sa bassesse, sa vulgarité, son égoïsme, son hypocrisie et sa lâcheté, surgissent occasionnellement d’authentiques individualités. Celles-là seront presque toujours hardies et libres dans l’amour, dans la gestion de leur « destinée » (quitte à échouer, car d’autres contingences interviennent sournoisement), dans leur implication, ou non implication, sociale, dans l’ouverture et l’approfondissement de leur esprit, dans le développement de leurs facultés. Ils mourront comme les autres, certes, et leur épanouissement personnel (pas toujours jubilatoire car constamment attaqué de toute part par les consensus mous ou durs) ne servira pratiquement jamais d’exemple au reste de l’humanité (sauf à d’autres cas d’exception surgis ultérieurement, lesquels n’en tireront pour seul bénéfice, et à leur tour, que leur propre émancipation).

 

Les grands amoureux n’ouvriront pas la voie à un Grand Amour à l’usage de leurs pseudo-semblables (qui n’ont de semblable que l’apparence physique au demeurant). Les grands savants, les grands artistes non plus. Et, pis encore, les « grands révolutionnaires », les seuls qui, étrangement, feront école, seront à l’origine des plus grandes horreurs collectives !

 

Il ressort de ce constat que la seule issue, celle permettant de sortir par le haut, non pas de la collectivité dévoyée (ou famille abâtardie) des Homo Sapiens-Sapiens, se trouve, en premier lieu, à l’intérieur de chacun, ensuite dans la prise de risque que sa conscience, son instinct, sa lucidité et son courage l’auront conduit à mettre en jeu, à activer, au prix de sa tranquillité, de son confort (mais avec cette prime sans prix et sans équivalent : sa liberté de pensée, de parole et, dans le cas le mieux réussi, d’action).

 

Gil Jouanard

Aucun commentaire pour ce contenu.