Henri Langlois, Écrits de cinéma (1931-1977)

Langlois tel qu’il se parle


La Cinémathèque française fait partie des institutions que les étrangers nous envient. Il était normal qu’une exposition soit organisée pour célébrer le centenaire de la naissance de son créateur, Henri Langlois. La publication d’un épais recueil de tous ses Écrits de cinéma vient judicieusement l’accompagner.


Pour beaucoup, la goutte d’eau qui a mis le feu aux poudres en mai ’68 se nomme Daniel Cohn-Bendit, mais d’autres vous expliqueront qu’il y en a eu une autre — Henri Langlois.


Langlois, directeur de la Cinémathèque, avait reçu, ou plus exactement accueilli un collectionneur de films américain qui s’apprêtait à offrir un certain nombre de pièces rares à sa noble maison. Mais la note d’hôtel et de restaurants laissée par ce visiteur à l’issue de son séjour fut, si l’on en croit certaines sources, tellement importante que l’intendance refusa de suivre. Et que, en février 1968,  Langlois fut prié de quitter cette Cinémathèque qu’il avait lui-même fondée (avec la complicité du cinéaste Georges Franju).


Cette punition était sans doute due au fait qu’il était ce qu’on appellerait aujourd’hui un « rebelle » et que, un peu comme Michel Simon à qui, physiquement, il ressemblait beaucoup, il ne manquait jamais une occasion de défier ouvertement l’establishment. Par exemple, le jour où il présenta dans sa version intégrale la série les Aventures de Pinocchio que Luigi Comencini (venu spécialement pour la circonstance) avait réalisée pour la télévision italienne, il expliqua qu’il s’était dépêché « d’égarer » les bobines de la v.f. que le distributeur français avait aimablement mises à sa disposition pour les remplacer par une v.o. Évidemment, cela signifiait six heures de projection en italien et sans sous-titres, mais quoi ! le cinéma, n’était-ce pas d’abord et avant tout des images ? Ou, plus exactement, l’image (car il préférait employer ce terme au singulier). Et tous les grincheux qui tiquaient quand la Cinémathèque présentait un classique polonais dans une version espagnole n’avaient qu’à rentrer chez eux. Le public devait d’abord apprendre à voir.


De toute façon, c’était cela ou rien. Langlois avait été l’un des premiers à sentir que les progrès techniques permettraient à tout un chacun de disposer d’une filmothèque personnelle, comme on dispose d’une bibliothèque personnelle, mais il n’y avait pas, à l’époque, de dvd ou de V.O.D. Même les cassettes n’existaient pas encore. La Cinémathèque, alors sise à Chaillot et, en partie, rue d’Ulm était, avec quelques salles du Quartier Latin et le mythique « Mac Mahon », le seul endroit où l’on pouvait (re-)voir de vieux classiques. L’éviction de Langlois et la fermeture de la Cinémathèque qu’elle entraîna ne furent donc pas du goût de tout le monde : diverses manifestations, auxquelles participèrent Chabrol, Truffaut et bien d’autres qui avaient fait là leurs classes, furent organisées. Il n’est pas impossible qu’elles aient contribué à l’explosion de ’68. Langlois fut finalement réintégré dans ses fonctions.


Une exposition à la Cinémathèque célèbre aujourd’hui le centenaire de sa naissance. Elle s’accompagne de la publication d’un copieux ouvrage de près de neuf cents pages, intitulé sobrement Henri Langlois — Écrits de cinéma. Tous ces écrits sont présentés, classés et annotés par deux pieux cinéphages, Bernard Benoliel (qui fut entre autres rédacteur aux Cahiers) et Bernard Eisenschitz (connu entre autres pour ses sous-titres de films allemands — il est le « B.E. » de la signature « B.E.P.C. »).


Langlois ne se contentait donc pas de dénicher des copies de films et de les programmer. Il écrivait sur le cinéma, dès les années trente. Pour être exact, la première histoire du cinéma jamais publiée dans le monde fut celle du critique Georges Charensol, mais Langlois avait lui aussi senti très vite, même s’il se défendait d’être un professeur ou un historien, qu’un véritable art était en train de naître et méritait d’être analysé. Soyons franc : on trouve un peu de tout dans ces neuf cents pages. A côté de véritables études et d’articles rédigés en bonne et due forme, certains textes se présentent plutôt comme des notes ou comme des projets, mais cet inachèvement participe de la vision baudelairienne qu’il avait de la fonction de critique : écrire l’histoire du cinéma, c’était se tourner autant vers l’avenir que vers le passé.


On nous permettra de citer ici, à titre d’exemple — car on pourrait en citer bien d’autres — un assez long extrait d’un article publié par Langlois en 1953 juste après la mort du réalisateur Jean Epstein :


« Ainsi il fallait voir mourir Epstein pour s’apercevoir qu’il vivait. A quoi bon rendre hommage aux morts si on les enterre vivants ?  

« Donc, aujourd’hui, pour la première fois, les Cahiers du cinéma s’intéressent à Jean Epstein.

« N’était-il pas plus honnête de lui consacrer quelques lignes de son vivant, d’insister sur l’importance de ses recherches ? n’était-ce pas en effet le rôle d’une revue qui se prétend dévouée à l’art cinématographique et au-dessus des contingences commerciales que de prendre à contre-courant la défense d’un vivant et d’obliger ce monde du cinéma, si soumis à la mode, à s’interroger sur le Tempestaire au lieu de l’écraser sans l’avoir vu ?

« Mais il fallait du courage, avoir des yeux pour voir et devancer l’opinion au lieu de la suivre en ayant l’air de la précéder. »


Le nom d’Epstein ne dit sans doute plus grand-chose aujourd’hui aux jeunes cinéphiles, et même aux moins jeunes, mais l’élan qu’on trouve ici est si vif que, soixante ans après que ces lignes ont été écrites, il reste étonnamment contagieux. N’a-t-on pas envie, en entendant Langlois, d’aller voir sur Internet s’il n’existerait pas un dvd de ce Tempestaire ou d’autres œuvres d’Epstein ?


Le reproche que Langlois fait ici aux Cahiers pourrait sans doute être fait à bien d’autres revues. Au moment où nous écrivons ces lignes, nous entendons dire que le magazine Première va purement et simplement disparaître dans sa version papier pour ne plus survivre que sur Internet. Certes, Première n’est pas le seul titre de la presse papier à connaître aujourd’hui des difficultés, mais, même s’il a abattu à bien des égards un travail intéressant, n’a-t-il pas eu le tort de se contenter d’accompagner le public — pour reprendre une expression employée par Serge Tubiana, actuel directeur de la Cinémathèque et, accessoirement, ancien directeur des Cahiers… — plutôt que de le guider ?


La critique française répugne, pour des raisons a priori louables, à prendre en compte des émotions. Mais comment peut-on prétendre traiter du cinéma, art du mouvement, sans le considérer comme un art en mouvement et sans essayer de voir vers quoi tend ce mouvement ? Langlois peste quand il lit que Méliès n’a fait que transposer sur l’écran les tours de magie du prestidigitateur qu’il était. Langlois souligne que le cinéma a retenu l’attention de Méliès parce qu’il allait lui permettre de réaliser des tours irréalisables sur la scène d’un théâtre (il n’aurait pas pu, par exemple, faire grandir un personnage).


Il serait absurde de prétendre que ces Écrits de cinéma se lisent « comme un roman » (cette expression n’est-elle pas, de toute façon, d’une bêtise sans nom ?). Ils seront plutôt à placer dans la catégorie de ce qu’on appelle « ouvrages de référence ». Mais ils ne sont pas pour autant datés. Dans un article publié en 1975, à la suite de la projection à Chaillot d’un film de montage qu’il avait lui-même réalisé et dans lequel il entendait résumer 80 ans de cinéma français, Langlois expliquait : « En voyant se succéder ces chefs-d’œuvre, on se sera dit : “ Mon Dieu, comme le cinéma français fut extraordinaire ! ” Mais non : “ Comme il est extraordinaire ! ” répond la jeunesse qui veut “ tourner ” et qui conçoit. » C’est dans cet esprit qu’il conviendra de se plonger dans ces pages.


FAL


Henri Langlois, Écrits de cinéma (1931-1977), textes réunis, présentés et annotés par Bernard Benoliel et Bernard Eisenschitz, La Cinémathèque française/Flammarion, « Écrire l’art », avril 2014, 32,00€

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.