Dans les arcanes et les rouages de la solution finale

 

 Déjà connu pour ses travaux sur le sujet, le professeur Husson développe dans cet ouvrage, à mi-chemin entre la biographie et l’essai, les avancées historiographiques auxquelles il a contribué dans le domaine de la généalogie du judéocide commis par le Troisième Reich. Se fondant sur les travaux de Ian Kershaw, rédacteur de la préface de ce livre, Edouard Husson met en lumière non seulement les atermoiements administratifs de ce chapitre encore obscur, mais aussi la logique mortifère des apprentis géo-politologues qui précipitèrent l’Europe et leur pays dans l’abîme du crime.

Une question de vocabulaire


L’auteur effectue une mise au point essentielle : pendant plusieurs décennies, les historiens se sont divisés en fonctionnalistes et en intentionnalistes : les premiers prétendaient que la « machine » du régime nazi, mue par on-ne-sait-quelle entropie avait favorisé les décisions les plus marquantes de cette période, alors que les seconds prêtaient à la personne seule d’Adolf Hitler la paternité de ces mêmes décisions. Husson utilise à maintes reprises au cours de son étude l’expression « travailler dans la direction du Führer », qu’il emprunte à l’historien Ian Kershaw. Cette modification de la perspective tant explicative que génésique de la politique du Troisième Reich consiste à privilégier le zèle des différents acteurs de la politique nazie, fussent-ils simples fonctionnaires ou « célébrités » si l’on peut se permettre ce terme, zèle mis au service des vaticinations, « prophéties » et autres logorrhées de fin de soirée du Führer. Ainsi, Hitler s’avançait-il à quelque remarque floue concernant le sort de telle ou telle catégorie de population, que ces « zélotes » rédigeaient immédiatement des rapports, des projets de loi, et organisaient des commissions et des conférences pour mettre en pratique la volonté de leur chef.

C’est là qu’intervient la personne de Heydrich : l’auteur, peut-être en prévision d’une future biographie complète, comme le suggère la postface du livre, ne développe pas beaucoup l’étude du personnage. Il faut dire que ce parangon de l’aryen, selon la définition nazie, est à la fois mystérieux, par la parcimonie des témoignages au sujet de son intimité, et doté d’un esprit analytique, pragmatique qui le cantonne dans une sorte d’obsession paranoïaque critique qui nous le fait apparaître comme un fidèle vassal, toujours dans les rangs, jamais hors de sa fonction, et donc d’une affligeante banalité, celle du mal, si l’on en croit l’expression célèbre. Dans ce régime féodal, où les suzerains se gargarisent de leurs fantasmes irréalisables, Heydrich est le ciment de la politique de la solution finale.

Husson rappelle à juste titre que cette expression tristement célèbre, et qu’il faut énoncer dans sa totalité, « solution finale de la question juive en Europe », désigne le projet de déportation de tous les Juifs, et non pas leur assassinat. Husson utilise le terme de « judéocide » au sujet de l’extermination. L’étude de Husson nous apporte un éclairage quasi-psychanalytique sur les décisions et le chemin tortueux qui mena à Auschwitz. Précisons tout de suite que cet ouvrage est un modèle de minutie dans la recherche. La moindre source a été disséquée, le calendrier de la solution finale est mis à jour par l’auteur d’une remarquable façon, au jour près, à l’heure près ; s’il convient de saluer ce prestigieux travail d’universitaire, il faut hélas en souligner le possible hermétisme auprès du lecteur avide de « sensations », les ennemies du travail historique véritable : on trouvera dans ces pages une certaine aridité, dans la répétition, la modification partielle de certaines théories, l’avalanche de termes allemands issus de la novlangue nazie. Husson est un spécialiste et son ouvrage ne sacrifie en aucune façon au plaisir de la lecture pour se concentrer sur l’aspect novateur de son étude, à savoir l’élucidation du processus qui mène de la haine inextinguible d’un artiste raté de Vienne à l’industrie crématoire des camps.

La rigueur administrative

Ce n’est pas nouveau, le Troisième Reich a mis son administration byzantine au service de ses lubies aux conséquences catastrophiques. Le labyrinthe que constituent les différents organes de décision est parfaitement représenté dans l’étude de Husson ; au centre de ce labyrinthe, on ne rencontre pas un Minotaure, mais plutôt l’objectif principal des ronds-de-cuir et autres thuriféraires nazis, à savoir le désir de pouvoir, de puissance et l’extension permanente de leurs attributions elles-mêmes sujettes à l’inflation de leur ego. Heydrich, être calculateur, violoniste remarquable, sportif de talent, père de famille, issu lui-même d’une famille jadis aisée, dont le père fut un compositeur et un professeur de musique respecté, et même un temps prospère, est l’araignée au cœur de cette toile : comment ce personnage qui eût pu se hisser moralement à des hauteurs que ses origines lui permettaient d’atteindre est-il devenu ce fonctionnaire de la mort, le maître à penser d’Eichmann, le bras droit dévoué, le vassal devrait-on dire, de Himmler ? L’auteur ne répond pas définitivement à cette question ; mais il se concentre sur la multitude et la multiplication des études, rapports, et textes préparatoires à la conférence de Wannsee, en 1942, année de la mort d’Heydrich par ailleurs, conférence que l’on présente d’ordinaire comme le déclencheur du meurtre des Juifs. Husson fait apparaître que cette conférence perçait déjà dans les textes et les études antérieurs, que le texte de cette conférence existait sous une forme embryonnaire à une époque, entre 1939 et 1941-42, où l’on pensait que la déportation massive des Juifs était encore possible, déportation pourtant irréalisable et irréaliste au vu des distances, des moyens et du manque de contrôle d’un territoire d’accueil.

Le fameux « Projet Madagascar » est ainsi analysé par l’auteur et on s’aperçoit qu’il avait été assez vite abandonné, malgré des efforts réels pour le tenter de le réaliser. Les autres projets, comme l’installation des Juifs en Palestine furent plus éphémères et vite voués à l’échec. La campagne de Pologne, puis celle de Russie ont scellé le sort des Juifs, mais d’une façon bien révélatrice de la névrose d’état qui régnait dans le Troisième Reich : le contrôle des territoires n’étant pas acquis avec la promptitude souhaitée, ou plutôt rêvée, idéalisée, la gestion des déportations étant catastrophique, notamment en Pologne d’autant plus que certains dirigeants collaborateurs ou pantins des Nazis ne s’y prêtaient qu’à contrecoeur, on accusa les Juifs d’être responsables de ces échecs ! Ainsi, se mirent en place les ghettos, puis les premières exécutions de masse, sans parler des pogroms spontanés et même encouragés. La « Shoah par balles » puis ensuite les premiers camps où l’on commence à expérimenter les gaz, sont donc issus d’une frustration, certains pourraient dire au risque de faire de la surinterprétation, d’une libération des esprits, de leur inconscient, qui malheureusement trouva en Heydrich un remarquable organisateur, faisant passer du chaos de la solution finale au système rigide et efficace du judéocide.

Husson développe avec brio les différents avatars de cette politique au final meurtrière, mais ne l’était-elle pas dès le départ, en nous exposant les premiers pogroms (la Nuit de Cristal, échec politique retentissant de Goebbels), les projets délirants de famine organisée au niveau continental, les projets de déportation plus ou moins crédibles, l’Aktion T4, à savoir le programme d’euthanasie, dont les acteurs furent « mutés » dans les camps pour continuer leur « travail », les meurtres de masse par balles, et enfin l’installation des camps de la mort et des chambres à gaz.

Ironie tragique

Pour terminer cette présentation, on s’attardera sur deux informations données par l’auteur dans son étude foisonnante et si avide de précisions et de détails :

Le gouvernement suisse, par le truchement d’une délégation en septembre 1938 auprès de la Gestapo, à savoir le Bureau Central de la Gestapo, suggéra au Troisième Reich de faire figurer un « J » rouge et de grande taille sur les passeports afin que l’on sût tout de suite lors de la réception d’un passeport si le titulaire de ces papiers était un Juif. Quelques mois plus tôt, un procès-verbal du Conseil fédéral suisse énonçait les propos suivants :

« Si nous ne voulons pas créer de base à un mouvement antisémite qui serait indigne de notre pays, nous devons nous défendre de toutes nos forces, quitte à nous montrer inflexibles, si nécessaire, contre l’émigration des Juifs étrangers, surtout de l’Est. »

Ô subtilité de la prose politicienne ! Husson signale qu’un tel état d’esprit régnait dans la plupart des pays d’Europe : le silence ou le dédain, le regard détourné ou le cynisme ont été les principaux complices de la politique de la solution finale.

Plus loin dans son étude, l’auteur nous décrit une scène surréaliste : Heydrich recevant un historien et diplomate suisse, Carl J. Burckhardt au siège de la Gestapo, et plus précisément, dans le « Musée de la franc-maçonnerie » situé dans les locaux de la Prinz-Albrecht-Strasse. Le texte de Husson mérite d’être cité ; rappelons au lecteur, que le scepticisme pourrait atteindre devant une description aussi incroyable, que la solidité du travail de l’auteur et la fiabilité de ses sources sont irréfutables :

La première pièce, d’après le chef de la Gestapo, contenait la liste de « tous les francs-maçons du monde ». La deuxième salle était sans fenêtres et tapissée de noir, dans une obscurité totale ; « Heydrich alluma une lumière violette et, lentement, toutes sortes d’objets de culte francs-maçons sortirent de l’ombre. Lui-même avait une pâleur cadavérique dans cette lumière blafarde et il traversa la pièce en parlant sur la conspiration mondiale, les degrés de l’initiation et, naturellement, les Juifs, situés au sommet de la hiérarchie, qui dirigeaient le tout dans le but de détruire toute vie. Puis venaient des pièces basses et étroites, toujours plus sombres, qu’on ne pouvait traverser qu’en se courbant, avec des squelettes qui bougeaient automatiquement et vous agrippaient aux épaules avec leurs mains ».

On partagera la consternation de ce diplomate devant une scène aussi puérile, une scène de fête foraine aux accents pourtant bien inquiétants et à la portée que l’on sait. 


La solution finale et plus tard le judéocide sont donc les enfants de l’utopie meurtrière, de l’obscurantisme le plus indigent, et du cynisme le plus efficace.


Romain Estorc



Edouard Husson, Heydrich et la solution finale, Perrin, « tempus », mars 2012,12,20 euros

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