François Xavier, Là-bas trois fois : l'hymne d'une évasion poétique réussie !

 

Mais quel plaisir encore une fois de s’abandonner dans le dernier poème de François Xavier (poète lauréat du prix Théophile Gautier de l’Académie française en 1999), édité par Jean-Pierre Huguet en janvier 2014 (troisième collaboration après le célèbre Berceau de Phénicie, avec Kijno, et Bourrasques avec Pierre Souchaud).
Là-bas trois fois est la signature de ce dernier opus à la couverture couleur crème, côtelée à rainures qui n’est pas sans rappeler les livres publiés chez P.O.L.

Ici, le poète s’aventure dans les écarts d’une parole qui est suspendue dans l’immensité de la page blanche. Une potentialité de la présence palpable dans ce très beau poème en vers libres qui s’étire comme une larme.

 

                                                                          … explosion

                        bouquet de coquelicots sous le sang perlé 

                          La plaie jamais ne s’arrêtera de pleurer

 

Là-bas trois fois devient un jeu typographique qui joue avec les blancs, à la façon du poète André du Bouchet. On appelle "blanc", cette partie non encrée d’une planche au milieu du champ sombre des tâches, des vides discontinus, ils sont dénommés par Hermann Rorschach "espaces intervallaires". Psychiatre suisse renommé pour avoir mis au point le test qui porte son nom.
L’encre qui s’aventure dans ces espaces perceptibles devient pure immanence comme s’il n’y avait pas effraction du vide, car le je habite le lieu du "ça".
Le regard se mobilise et fait advenir le contour d’une émotion. Les blancs articulent le rythme de la lecture, dont la structure serait à proprement parler rhapsodique, c’est-à-dire étymologiquement "cousue". Le regard glisse sans fractionnement comme le glacis sur la peinture.

Henri Maldiney, grand philosophe qui nous a dernièrement quittés centenaire, rappelle que le blanc « n’est pas le résultat d’une négation » mais un autre lieu.

 

                                                                              …silence                                    qui n’est pas que musique d’absolu

Mais rivière en cascade.
L’évocation de la fuite est-elle la seule issue possible ? Idéelle et idéale, la fuite d’un Là-bas échapperait-elle à l’espace de l’écriture ? Probablement pas, et c’est bien la matière poétique qui œuvre dans le meilleur des silences. S’agit-il du silence ordinaire, en d’autres termes, celui d‘une parole refusée, refoulée ou interdite ? Cette volonté mutique renvoie à l’adage fort du Tao : "celui qui parle ne sait pas ; celui qui sait ne parle pas", qui rappelle surtout l’attitude socratique.

Doit-on considérer ce silence comme précédant la parole ou la clôturant ? Par ailleurs, le lecteur savourera la déperdition d’un langage assourdissant ; lui-même corrodé par l'action chimique de l'appellation arbitraire des choses. Pour atteindre cet outre-sens, le poète chante aussi l’amour.

 

                                                                              ... conque

                     À peine effleurée sous le jais de son regard

                        Ruisseau de mercure sollicité, je tenterai de m’abreuver

                                                                 Trop grande soif

                     Déliant ma retenue, éducation dégoupillée

 

Par un soir d’été.

François Xavier a ce don de faire advenir l’émotion d’un rien par la seule magie des mots.
"L’ailleurs" dans Là-bas trois fois révèle un  exotisme chatoyant, conformément à son étymologie exô : hors de, qui rempli sa fonction d’évasion. En sus, l’imprécision de la locution adverbiale là-bas est significative, cet adverbe de l’éloignement aux contours imprécis ne peut représenter qu’un lieu utopique en opposition à l’ici, grisé par les carcans d’une réalité constrictive.

 

                                                                                ... brûlis

                                                    sous les chardons noircis

                                                                               je picore

                                           les restes des poissons-volants

                                          que les pélicans ont délaissés –

                                                charbon sur mes paupières,

                                                                         lèvres closes.

 

On sent l’hésitation mordre le poète qui trace ses lignes horizontales comme autant d’exils possibles ; une île, un ailleurs, partout mais plus ici ! Et pour tresser les mailles du langage, il les conjugue aux lignes verticales ; ces plongées dans le "vide", où la "chute" est inéluctable. La mise à l’écrit portera en elle les strates du combat à mener car le face à face entre le je et le il du poème est à venir.
Mais par-delà la volonté de s’affranchir, le doute s’invite, le poète oscille d’un pas claudicant entre partir ou rester. Dans la réconciliation d’un conditionnel hypothétique, le cheminement de ce vertige poétique est une sorte de non-lieu où "l’ailleurs" et l’ "ici" ne s’opposeraient plus. Une progression à la fois mutique et flamboyante sous les cahotements d’une conscience qui se noie.
Et si la sémantique est vaincue l’espoir renaît…

Cependant, demeure le dilemme qui est presque impossible à résoudre : que ce soit "ici" ou "ailleurs", l’aporie révèle la quadrature du cercle :

 

                                                                                              quel bras se couper pour survivre ? 

[dans ce]

vide sidéral dans un monde qui s’éteint 

[…]

partir mais partir où ? 

Ce "où" fantomatique appelle l’apprêté d’un "quand" avorté, car cet indice temporel n’est jamais évoqué, celui-ci est annihilé dans la mesure où l’imminence de la crise nécessite une prise de décision urgente et concrète. La peur du non-retour est palpable.
Faut-il alors nier sa sécurité pour aller derrière le miroir ?

Tant pis

Si l’aurore est nuit

                                                                  Dans l’escarbille

                                             Du temps veuf des Hommes.

 

Un poème coup de poing, sensuel et déchirant !

 

Virginie Trézières

François Xavier, Là-bas trois fois, Jean-Pierre Huguet éditeur, janvier 2014, 42 pages, 8 euros

 

10 commentaires

Je n'ai pas lu ce recueil, le simple fait qu'une prestigieuse assemblée de vieillards cacochymes en ait distingué l'auteur ne pouvant suffire à m'en donner l'envie.  Ne l'ayant pas lu, je ne peux juger de ses qualités poétiques et littéraires. Par contre, il me semble intéressant de réagir sur la critique qui en est faite -si on peut appeler  "critique" un texte aussi flagorneur.

Deux points me semblent devoir être remis légèrement en perspective :

L'utilisation des vers libres :  j'avoue n'avoir que peu d'estime pour les vers libres, qui sont à la poésie ce que l’anarchie est à la politique et  les bruits intellos de l’IRCAM à la musique. Il est tellement facile de s’affranchir de tout formalisme !! C’est évidemment une erreur fondamentale : c’est la contrainte qui crée l’exploit, pas la liberté. On en revient à Duchamp et à son urinoir : tout devient art, même le n'importe quoi ; et  l’écriture automatique, le gangsta rap et même  la défécation de l’artiste sont  désormais rangées au même niveau d’intérêt culturel que la Joconde , la 5eme symphonie de Beethoven, ou le Taj Mahal.    Le fait que plusieurs grands auteurs aient eu recours au vers libre, et que d'autres cultures s'y adonnent  couramment n'en fait ni l'acmé de la Poésie, ni l'apex du geste révolutionnaire.
Chacun son truc, chacun ses ficelles, mais il est permis de ne pas être dupe non plus.

 

Ensuite, le procédé typographique des "blancs" : Comme il faut bien sortir du lot, dans un océan de parutions littéraires où le moindre pet de lapin devient culte, l'auteur utilise le procédé  ultra convenu de mettre du blanc partout, pensant ainsi "approfondir " le signifiant, et ainsi atteindre l'oeuvre d'art sublîme.    

Le problème, c'est que  cet artifice n’est qu’un gimmick formel  branchouille, qui n’a même pas l’excuse de la modernité.  D’autres , en général  des poètes médiocres, en ont fait des livres entiers, souvent en ordonnant le texte selon  des motifs graphiques, ce qui revient à peindre le plafond de la Sixtine selon la technique du mandala.

 

Or, le  blanc est un silence, et  dans la conversation, le blanc signifie que l’on n’a rien d’intéressant à dire. Contrairement à ce qui se passe en musique dans un solo de guitare, par exemple, en poésie, le silence ne dit rien. Sinon une page blanche serait le plus beau poème du monde.

 

Alors quand la  chère collègue tente maladroitement de conférer à ces trous blancs  une signification ésotérique et une dimension poético- mystique, c’est juste un passage de brosse à reluire comme les autres. A ceci près, et c'est tout le sel de l'affaire, qu'il est très  dangereux de vanter les blancs dans  un texte : c’est un aveu que le texte lui-même est encore plus plein de vide qu’un trou…

"Les blancs articulent le rythme de la lecture, dont la structure serait à proprement parler rhapsodique, c’est-à-dire étymologiquement « cousue ». Le regard glisse sans fractionnement comme le glacis sur la peinture.

Henri Maldiney, grand philosophe qui nous a dernièrement quittés centenaire, rappelle que le blanc « n’est pas le résultat d’une négation » mais un autre lieu." dixit mon article !

Pour les vieillards, je faisais allusion à l'académie française, chère amie, dont vous avez estimé nécessaire ne nous envoyer le palmarès dans la tronche  en début d'article, histoire de décrédibiliser par avance toute critique...
Pour le reste, en peinture, le blanc, c'est traditionnellement l'absence de couleur, n'en déplaise à certains philosophes fumeux sous l'autorité des quels vous aimez semble-t-il vous placer. Dois-je rappeler que le blanc, c'est la livrée- on ne peut parler de couleur- des ambulances?

Baudelaire, lui-même tournait le dos aux canons marotiques et banvilliens dans la structure des tercets de ses sonnets. Il n'a jamais autant choqué ses contemporains que dans son abandon de la règle de la quadruple rime !!! "la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique" (projet de préface aux Fleurs du Mal) De quoi faire cogiter les parnassiens de l'époque qui aimaient bien se branler l'esprit pour une rime mal agencée,un syntagme non articulé à la manière de. Je pensais qu'aujourd'hui on avait dépassé ce genre de conservatisme...

Ou comment la déviation d'une norme a-t-elle contribué à une certaine valeur esthétique ? Ici, François Xavier s'aventure dans les méandres du langage à l'instar du poète André du Bouchet... et c'est loin d'être un poème du dimanche...

Suffit d' explorer les marges pour être relégué au rang du
vulgaire ou du génie ! 

Et bien justement, je parlais du Poète et non de l'Homme aux intestins blasphématoires, dont on se fout éperdument ! D'où l'intérêt de préciser son prix pour éclairer les lecteurs. 

Je ne vais pas me lancer dans le name dropping, discipline dans laquelle vous semblez faire des étincelles, ni dans l'exégèse savante des expériences (errements?) stylistiques  érigées désormais en dogme par posture moderniste.

Par contre, puisque vous avez la gentillesse de trouver mes interventions "dégoulinantes d'urée" (classe!) je resterai plus prosaïque, en me contentant de m'étonner que les chroniqueurs du site puissent se faire chroniquer à leur tour leurs oeuvres par des collègues chroniqueurs du site, ce qui me semble deontologiquement choquant, et intellectuellement peu crédible.

Il était normal de chroniquer l'oeuvre de FX, mais un peu de retenue aurait été de mise (commencer par « Mais quel plaisir encore une fois de s’abandonner dans le dernier poème de… » ) était un peu donner des verges pour se faire battre.

Il eût été correct de faire une présentation simple et rapide, et si possible neutre, pour sauvegarder l'indépendance de la ligne éditoriale du site, gage de crédibilité. Sinon,  si les critiques  s'encensent entre potes, qui croire?

N'ayant pas lu ce texte et n'étant pas spécialement porté sur la poésie, je m'abstiens de participer pour le fond. En revanche, le vide comme signe du sens m'intéresse. Le blanc / vide est constitutif de l'œuvre notamment dans la peinture chinoise (lire Vide et plein de François Cheng notamment). La question qui me vient, suite à vos échanges vifs et intéressants, est donc de savoir comment François Xavier se place dans la tradition de ceux qui aèrent les poèmes sur la page en mettant le blanc en avant (Mallarmé l'a fait, maître qu'on ne pourra comparer à aucun autre). Le blanc, pour lui, est "signe de sens" ou esthétisation de l'occupation de la page. 

@Proutch - toujours aussi étonnée de voir depuis ma cabane vaudoise la vigueur de vos échanges, à croire qu'il y a une cabale contre FX ? ou que les Français ne savent pas échanger sans mordre ? soyons sérieux, voulez-vous ? l'Académie française n'est plus un ramassis de vieillards ! les nouveaux entrants sont nettement plus jeunes, et un prix (même s'il est toujours discutable, mais dans ce cas écrivez donc un livre et soyez primé, on en reparlera après), donc un prix reste un prix. D'ailleurs comment critiquer un livre sans l'avoir lu ? Surtout en attaquant le vers libre ? C'est faire peut de cas de la poésie et du droit à la différence ! Quid de Jaccottet, Malarmé, Bouchet, Stétié, Roux et tous les autres ? L'alexandrin et la rime systématique quelle barbe ! vive la liberté et la poésie EST la liberté ! Et ne parlez pas des blancs dans ce texte-là sans l'avoir lu, svp, car, justement, ils sont peu nombreux mais utilisés comme il se doit : l'effet est saisissant. Mon amie Anne a pleuré à sa lecture, vous me direz que c'est une fille trop sensible ; sans doute.

quant aux chroniqueurs qui critiquent un livre d'un collègue cela vous choque ? mais où vivez-vous ? toute la presse papier n'est que renvoi d'ascenseur, FOG encensé par un confrère de l'Obs qui publie un livre encensé par Le Point, etc. Ouvrez les yeux. Que Virginie chronique un livre d'un chroniqueur du site ne remet pas en cause l'objectivité du medium ni de la chroniqueuse car il n'y a jamais 100% d'objectivité dans une chronique (c'est d'ailleurs une partie du charme dudit, selon qui l'écrit - on lit d'ailleurs plus une chronique pour son auteur que son sujet), il demeure toujours une part personnelle, c'est toute l'ambigüité de l'art...

pour ma part je l'ai offert à deux amies qui l'ont découvert ce we et m'ont chaleureusement félicitée pour leur avoir fait découvrir cet auteur.

La diversité de la poésie et sa vivacité ! Redonner la légitimité de la voix poétique en tant que "parole", "transmission"