Albert Cossery, « le dernier prince »

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Albert Cossery, auteur francophone d’origine égyptienne, s’est éteint en 2008, à l’âge de 95 ans. Il vécut l’essentiel de sa longue existence à Paris, rue de Seine, dans une chambre de l’Hôtel La Louisiane. Son œuvre, rééditée intégralement fin 2005 chez Joëlle Losfeld, se compose de sept romans et d’un recueil de nouvelles. Une voix rare, qui sut cultiver l’art de se faire attendre, sans pourtant jamais se départir d’une profonde cohésion. En effet, entre Les Hommes oubliés de Dieu (1941) et Les Couleurs de l’infamie (1995), il semble que peu de choses aient changé ici-bas ; que la crapule soit bien à sa place, c’est-à-dire au pouvoir ; que, malgré les soi-disant avancées du progrès, l’homme demeure un loup pour l’homme.


Un auteur libertaire donc dans sa fibre la plus intime, qui a assumé les exigences induites par son rejet viscéral de la logique marchande et, plus encore, de l’impératif du travail. Cossery s’est maintenu à distance pour évoluer en funambule sur le fil tendu de l’écriture, en équilibre entre révolte et ascèse.


Dans la faune qu’il met en scène – des fainéants, des lubriques, des invertis, des combinards, des corrupteurs, des prostituées, des terroristes, des saltimbanques, des dandys en loques et des nantis amoraux – le mensonge est roi ; la trahison, monnaie courante. Mais, au fond, aucun de ces personnages ne négocie avec l’âme. L’aristocratie foncière de ces créatures traduit celle de leur créateur et tient dans cette subtile alchimie sociale : de la misère naît une noblesse intérieure et du dénuement, une sainteté louche.


A l’occasion du centenaire de la naissance de Cossery, l’écrivain Frédéric Andrau lui adresse une longue lettre, un hommage où la marque de déférence le dispute à la déclaration d’amour. Le récit suit, en chacun de ses fragments, les étapes d’une vie, depuis l’enfance cairote au bord de la tombe du cimetière de Montmartre, en passant par ce jour où « vous en avez eu assez ». « Vous vous êtes gentiment rebellé. Vous aviez suffisamment grandi pour qu’on respecte vos goûts. Il n’y avait plus que deux choses qui comptaient : la littérature et les jeunes filles. Balzac ne vous quittait plus. La Comédie humaine vous fascinait. Quant aux jeunes filles, elles vous trouvaient de plus en plus séduisant. »


Séduction… Le mot est lâché. Cossery, qui fut sans doute qui chercha le moins à faire du bruit, par la publicité, autour de sa personne, acceptera quand même d’apparaître en fin de vie dans des émissions de télévision très populaires. Il y mettra le public dans sa poche en un tournemain, en constatant platement : « Je me demande pourquoi tous ces gens qui ne me connaissent pas et qui ne savent rien de moi m’applaudissent comme ça… »


Le lecteur succombera lui aussi très rapidement au charme subtil de la prose d’Andrau, si bien sûr son objectif premier n’est pas le pur attrait documentaire. Non pas qu’Andrau traite avec légèreté des faits, au contraire il connaît son sujet dans les moindres détails. Tout y est : les amitiés de Cossery (Moustaki), ses sympathies (Matzneff), ses humeurs (l’homme ne souriait jamais sans raison), ses penchants (« Vous ne portiez pas de crédit aux femmes qui avaient dépassé la trentaine. »), ses marques de souverain détachement (à son épouse qui lui téléphonait pour lui proposer le divorcer, il souffla qu’il avait oublié être marié), ses rites coutumiers. Jusqu’à sa triste fin : muré dans le silence suite à une laryngectomie, il ne communiquait plus qu’au moyen de messages griffonnés…


Mais prétendre lire Monsieur Albert comme une banale biographie, ce serait faire fi de la petite musique qui en émane, se tenir aux lisières de l’émotion pure qu’il suscite. Car la narration en « vous » (procédé assez atypique pour être souligné) investit de l’intérieur. Si donc rien ne vibre dans les dix premières pages, abandonnez sans tarder, c’est qu’il vous manque définitivement la glande pour apprécier ce livre… tout comme ceux de Cossery, sans doute. Gare alors à son jugement sans appel, lorsqu’il avertissait : « Je serai toujours du côté des petits, jamais de celui des salopards et si, après avoir lu mes livres, vous ne savez pas qui sont les salopards, c’est que vous n’avez rien compris… »


Frédéric Saenen


Frédéric Andrau, Monsieur Albert. Cossery, une vie, Éditions de Corlevour, février 2013, 280 pages, 19,90 €

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