"Mainstream", enquête magistrale de Frédéric Martel sur la nouvelle guerre globale de la culture et des médias

Par cette vaste enquête journalistique, fruit d’un travail de terrain de plusieurs années, dans trente pays, l’auteur décrit, avec force détails, l’invention et la diffusion du mainstream. C’est littéralement le « courant dominant », symbolisé en particulier par l’entreprise de masse du divertissement populaire américain « qui plait à tout le monde ». À la suite, en toute logique, de son livre De la culture en Amérique, ouvrage de référence et également publié en poche en mai 2011, le sociologue Frédéric Martel, enseignant à HEC, nous fournit les clefs essentielles de la nouvelle guerre globale de la culture et des médias entre pays du Nord et du Sud pour la conquête du « soft power » (1).

« La guerre mondiale des contenus est déclarée »

Le « soft power » passe par les médias, avec les séries (de l’appartement américain de Friends aux rues brésiliennes des telenovelas) et les talk-shows télévisés ; par la culture avec la musique (de la pop japonaise au R’NB latino), le livre ou le cinéma (de Titanic de James Cameron à Léon de Luc Besson). Dans ce paysage de la guerre des contenus, l’Internet accélère les évolutions et redistribue les cartes, non sans inquiétudes.

Les États-Unis dominent largement les exportations mondiales de contenus suivis, de loin, par les Européens. Derrière, rattrapant rapidement leur retard, surtout sur l’Europe, figurent le Japon, la Chine, la Russie et l’Australie. Des pays émergents comme l’Inde, le Brésil ou les pays du Golfe participent aussi et activement à cette guerre des temps modernes.

On assisterait d’une part à une homogénéisation des contenus avec une sorte de « mainstream » global en partie américanisé et d’autre part à la consolidation de blocs régionaux. D’ailleurs, à l’exception des États-Unis, les échanges de biens, de services culturels et de l’information se font essentiellement à l’échelle intra-régionale. La mondialisation ne signifie pas la fin des cultures nationales qui se définissent partout contre « l’autre » culture, à savoir nord-américaine et dont elles copient souvent la méthode pour mieux la concurrencer. La chaîne d’information en continu du Qatar, Al-Djazira, a repris avec succès les leçons américaines de CNN pour mieux s’imposer dans le monde arabe et s’active pour se développer à l’échelle du monde, à travers une chaîne bis en anglais, de l’Indonésie aux populations d’origine arabo-musulmane vivant dans les banlieues occidentales.

L’entertainment américain, un « capitalisme hip », global, à la fois concentré et décentralisé

Les États-Unis s’appuient sur des relations efficaces et évolutives entre différents acteurs avec, en amont, des universités, pépinières d’innovations et des financements publics décentralisés, des « lieux alternatifs » sources de liberté créative, des communautés ethniques à la forte vitalité expressive dans un environnement propice à la prise de risque. En aval, les industries créatrices de niveau mondial (les célèbres studios et majors même si, parmi elles, les propriétaires peuvent être étrangers comme Colombia contrôlée par les Japonais) associées aux agences de talent permettent d’optimiser un système économique complexe, recherchant un élargissement continu des marchés, passant au niveau international par des produits universels et assez formatés mais n’hésitant pas à proposer des contenus locaux ou régionaux afin de mieux répondre aux attentes de publics différents (chaque année, les studios américains produiraient ainsi, localement, 200 films en langue étrangère).

Un monde multipolaire plutôt qu’un mainstream unique

À Séoul, Hong-Kong ou Dubaï, de nouveaux concurrents produisent des contenus et les exportent. Un monde multipolaire se constitue avec une puissance américaine dominante (croissance de ses exportations de produits culturels de 10% par an) qui profite de la mondialisation et de l’ouverture des marchés, des pays émergents (parmi eux, les fameux BRICS, Brésil, Russie, Inde, Chine et l’Afrique du Sud) en phase avec la mondialisation et des pays européens, élitistes sur les « biens culturels », d’une grande diversité linguistique ne favorisant pas un « marché unique » du divertissement (27 marchés nationaux) et plutôt anti-mainstream. Vieillissants sur le plan démographique, les Européens perdent des parts de marché faute d’avoir su anticiper ou réussi l’adaptation aux transformations du marché des contenus. En périphérie, dans l’âge instable du numérique, les pays du Sud, essentiellement en Afrique et en Asie centrale, sont de plus en plus démunis et dominés.

Quelques mots sur la forme du livre. Si on peut lui reprocher l’absence d’une approche scientifique ou l’insuffisante place donnée à la contre-culture mainstream, sa lecture, très agréable, atténue, sans les effacer, les doutes sur la méthode. En effet, on se laisse vite emporter par le récit détaillé des pérégrinations du globe-trotter complètement fasciné par l’objet de ses recherches. La description des coulisses des entretiens, l’envers du décor, en dit souvent plus long que les propos parfois formatés ou convenus des agents de relations publiques, à Hollywood, Ryad ou Pékin. Par son succès planétaire et son mode d’écriture privilégiant le « je », l’infotainment et l’interaction avec le lecteur (2), le livre est, comme son sujet, mainstream.


Mourad Haddak

(1) Le soft power est un concept du chercheur américain Joseph Nye pour expliquer l’influence d’une nation par des moyens non coercitifs, le plus souvent idéologiques ou culturels.



Frédéric Martel, Mainstream, Flammarion, « Champs actuels », mai 2011, 600 pages, 9 € 
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