Frédéric Vitoux. Extrait de : Voir Manet


EXTRAIT >

 

Ce mur dressé par la bourgeoisie


Dans une forteresse, on se protège des attaques, des critiques, des commentaires, des médisances, des jalousies, des objectifs photographiques… mais dans une forteresse, en premier lieu, on s’isole, on ne se rend pas, on résiste, on se cache, sans trahir le moindre bruit, sans laisser échapper des paroles trop intimes. Rien de plus apparent, sans doute, qu’une forteresse ou qu’une maison bourgeoise. Elle trône, elle affiche sa toute-puissance ou son pouvoir, celui de l’argent, de la respectabilité, même si elle affecte une forme de simplicité. Pourtant, l’ambition suprême de ses occupants, c’est bien de s’y retrancher, d’y devenir invisibles.

Dans ses Mémoires intérieurs, François Mauriac parle en connaissance de cause de « ce mur dressé par la bourgeoisie d’autrefois contre tous les regards et, chez certains, de ces eaux troublées exprès pour dissimuler ce qui ne devait pas être connu ». Eh bien, ce mur, la famille Manet l’a dressé mieux que quiconque. Édouard, de son côté, n’a rien entrepris pour le mettre à bas, il a contribué au contraire à en renforcer les défenses. L’impudeur, à ses yeux, restait le plus abominable des défauts. Pour lui, il devait être aussi inconvenant de témoigner de ses douleurs que de faire état de sa fortune, aussi déplacé de confesser ses émotions que de parader avec ses maîtresses.

« Il est indigne des grandes âmes de répandre le trouble qu’elles ressentent », professait un moraliste du XVIIIe siècle. Même les petites âmes de la bourgeoisie du siècle suivant en étaient convaincues. Elles ne répandaient pas le trouble qu’elles ressentaient. Comme le linge, elles le lavaient en famille. Dans la famille Manet, chez Auguste le père comme chez Édouard le fils aîné, rien ne devait être connu qui relevât de leur intimité.

Tout de même, il convient de tempérer cette affirmation, de ne pas oublier que Manet était aussi un artiste ! À l’injonction « N’avouez jamais ! » de la bourgeoisie s’oppose l’affirmation « Avouez toujours ! » du créateur, du moins à partir du XIXe siècle et du romantisme. « Il faut être ému », reconnaissait le peintre. « Mon cœur mis à nu » avait écrit Baudelaire. Plus question de pudeur ou de bienséance ! Forteresse ou pas, l’artiste se dévoile, il n’a pas d’autre issue.

Effroyable contradiction pour Édouard Manet, le bourgeois par excellence et, dans le même temps, le plus intransigeant des grands peintres français du XIXe siècle ! Se livrer, ne pas se livrer, faire silence ou tout dire, se protéger ou s’exposer (ah ! comme il est bien nommé, ce mot d’exposition, pour un peintre !) : Manet n’est jamais sorti de ce dilemme-là, de cette tragédie intime et décisive, de son déchirement entre deux devoirs contradictoires, l’exigence bourgeoise du silence, de la pudeur, du mur dressé entre son intimité familiale et le monde, et l’exigence non moins brûlante de l’aveu, de l’abandon, propre au peintre face à son œuvre, à sa création, à une représentation mentale, artistique ou plastique qui, par la force des choses, l’offre aux regards, aux appréciations, aux sarcasmes, aux incompréhensions ou, plus inquiétant encore, à la compréhension d’autrui.

Il est frappant de noter à quel point, dans sa correspondance, Manet évite de se livrer. Ses lettres à Zola qui, pourtant, dès 1866, a pris courageusement sa défense ne donnent pas à l’écrivain la possibilité d’aller plus avant dans la compréhension de son œuvre. Dès la première, datée du 7 mai 1866, qui fait écho à l’article de Zola, « M. Manet », paru le même jour dans L’Évènement, il le remercie certes avec chaleur – « Cher Monsieur Zola, Je ne sais où vous trouver pour vous serrer la main et vous dire combien je suis heureux et fier d’être défendu par un homme de votre talent, quel bel article, merci mille fois […] Si cela vous allait, je suis tous les jours au Café de Bade, 26, bd des Italiens, de 5 ½ à 7 h » […] » – mais jamais il ne commente, sur le fond, ses appréciations critiques, ne les précise ou ne les corrige, n’engage un véritable dialogue avec lui.

Lit-il en retour ses romans, il se contente de quelques épithètes convenues, sans véritable appréciation personnelle. Fin 1867, par exemple : « Mon cher ami, je viens de terminer Thérèse Raquin et vous envoie tous mes compliments, c’est un roman très bien fait et très intéressant. Tout à vous. Éd. Manet. »

Rien, dans ses lettres, n’échappe en somme à la courtoisie amicale, au ton précis, mondain et informatif. Il fixe un rendez-vous, il adresse un remerciement, fournit un renseignement, demande pour autrui une faveur, guère plus : « Mon cher Zola, lui écrit-il vraisemblablement en juillet 1872, me voilà complètement installé au 4, rue St-Pétersbourg – venez m’y faire une petite visite – Tout à vous. É. Manet. » C’est tout. Jamais, encore une fois, il ne baisse la garde, ne se risque au moindre aveu.

Mais revenons un moment à ce mur. De quoi, en premier lieu, ne doit-on pas parler dans les familles comme la famille Manet ? Quel « petit tas de secrets » Édouard a-t-il farouchement voulu préserver ?

Ses secrets, en vérité, ne sont pas si petits que ça, ils touchent même à l’essentiel : la vie, la naissance, la maladie, l’amour, la mort, la religion, là où se nouent, s’affrontent, s’exaspèrent et se déploient les drames les plus intimes, les peurs les plus folles, les haines parfois les plus atroces, les rancœurs les plus tenaces, la foi la plus rayonnante, les doutes les plus taraudants, les espoirs et les bonheurs les plus déraisonnables – car des bonheurs aussi il n’est pas convenable de parler.

Évoquer les silences de Manet ne serait pas la plus médiocre façon de raconter sa vie – de raconter ce qu’il ne racontait pas, ce qu’il ne voulait ou ne parvenait pas à traduire dans sa peinture, ouvertement du moins, et qui touchait à l’essentiel. Qui saura rendre tangible cette souffrance de l’artiste qui refuse de s’abandonner à ses émotions ou à ses confessions – ou qui n’y parvient pas, c’est la même chose ?

« La douleur ne tue pas, ce sont les efforts que l’on fait pour la refouler qui usent la vie », disait-il. Il faut toujours garder en mémoire cet aveu de Manet (l’un des si rares aveux qui lui échappèrent !) à son ami Antonin Proust et, plus précisément, ce verbe « refouler » qui était son exigence première, sa politesse et peut-être d’abord sa morale.

Cette vie de Manet, il n’est pas question de la raconter à notre tour. Tant de biographes se sont déjà attelés à cette tâche ! Contentons-nous d’approcher quelques-uns des silences qui l’ont accompagnée, dont les ombres n’ont cessé de peser ensuite sur son œuvre, comme pour l’éclairer d’une lumière trouble.

 

 

La mort, d’abord.

La mort, avant toute chose. La mort à laquelle il avait été confronté si tôt, dans sa présence physique, organique, dans son horreur irréfutable.

On pense aux cadavres qui avaient été rassemblés et entassés par les forces de l’ordre au cimetière de Montmartre, adversaires et victimes du coup d’État du 2 décembre 1851, et qu’il avait découverts avec ses camarades de l’atelier de Thomas Couture pour en faire des croquis. On pense aux insurgés de la Commune, aux victimes de la répression versaillaise, aux fusillés, vingt ans plus tard, et dont il ressentit la présence, les ombres, les cris à peine retournés au silence, dès qu’il regagna Paris. Comment un être aussi sensible que lui n’en aurait-il pas été ébranlé ? Mais on ne sache pas qu’il se soit confié à ses amis, à ses proches, à propos de ces visions-là.

Une autre épreuve, plus intime, dut le marquer à jamais.

 

L'Enfant aux cerises (ou Le Voleur de cerises), Lisbonne, Fondation Gulbenkian.

 

En 1859, il avait engagé dans son atelier du 38, rue de la Victoire un garçon d’une quinzaine d’années, Alexandre, qui vivait dans une quasi-misère, non loin de chez lui. Manet lui demandait de laver ses pinceaux, de balayer, de nettoyer les lieux. Il le prit incidemment comme modèle pour son Enfant aux cerises de 1859, où il semble respirer l’innocence et le bonheur de vivre, avec ses yeux malicieux sous sa toque rouge, ses cheveux blonds, son nez un peu épaté, sa bouche gourmande, ses mains qui enserrent précieusement le sac de cerises posé sur un muret auquel il s’est lui-même appuyé… Mais cette innocence, cette joie de vivre n’étaient sans doute qu’une illusion. Le plus souvent, l’enfant était ombrageux, taciturne. Il commettait de menus vols.

Faut-il penser qu’un jour de l’été 1860 Manet se mit plus violemment que d’habitude en colère contre lui ? On a souligné à quel point il arrivait au peintre de se laisser emporter par ses ressentiments avant de recouvrer la maîtrise de soi. Personne ne saura jamais, en vérité, le comportement qu’il adopta cette fois-là. Ce que l’on a appris, en revanche, c’est que Manet, de retour un peu plus tard dans son atelier, trouva l’enfant pendu…

Par la suite, il ne put supporter de rester dans les lieux et s’installa dans un nouvel atelier, rue de Douai. Dans ses souvenirs, Antonin Proust se contente de cette remarque laconique : « Manet fut très affecté de la fin tragique de ce petit être qu’il aimait beaucoup. »

Et encore ?

Rien.

En apparence, rien.

Deux ans plus tard, tout de même, en 1862, Manet publia dans un cahier d’estampes une eau-forte d’après un dessin qu’il avait esquissé du vivant de l’enfant, et qui le représentait pieds nus, avec sa fameuse toque, en compagnie d’un gros chien avec lequel il semble presque se confondre. (On doit à Françoise Cachin cette identification du modèle.) L’image, ici pleine de tendresse, de chaleureuse complicité entre le garçon et l’animal, continuait à l’évidence de le hanter. Mais, par ailleurs, ni Antonin Proust ni, par la suite, Théodore Duret n’ont fait état d’un sentiment de culpabilité de leur ami, d’un remords ou d’un chagrin qui auraient continué de le hanter et qu’il leur aurait confiés.

Baudelaire, lui aussi averti du drame, s’en inspira pour une courte nouvelle, La Corde, dédiée à Manet, qu’il publia dans Le Figaro du 7 février 1864 avant de la faire figurer dans son recueil Le Spleen de Paris.

Ce récit est instructif.

Il n’est pour ainsi dire pas question, chez l’auteur, des regrets ou du bouleversement éprouvés par l’artiste après la découverte du cadavre de l’enfant. Mais citons Baudelaire qui, dans La Corde, donne précisément la parole au peintre :

« Seulement je dois dire que ce petit bonhomme m’étonna quelquefois par des crises singulières de tristesse précoce, et qu’il manifesta bientôt un goût immodéré pour le sucre et les liqueurs ; si bien qu’un jour où je constatai que, malgré mes nombreux avertissements, il avait encore commis un nouveau larcin de ce genre, je le menaçai de le renvoyer à ses parents. Puis je sortis, et mes affaires me retinrent assez longtemps hors de chez moi.

« Quels ne furent pas mon horreur et mon étonnement quand, rentrant à la maison, le premier objet qui frappa mon regard fut mon petit bonhomme, l’espiègle compagnon de ma vie, pendu au panneau de cette armoire ! »

L’horreur, l’étonnement, oui, mais pour le reste ?

Baudelaire décrit le cadavre, sa rigidité, la ficelle fort mince qui était entrée dans ses chairs et qu’il fallut sectionner à l’aide de ciseaux pour lui dégager le cou… mais pour mieux en venir à son véritable sujet : la dénaturation du sentiment maternel.

Voilà ce que lui confie le peintre : la mère en apparence éplorée (ne parlons pas du père, abruti et rêveur, qui se contente de dire : « Après tout, cela vaut peut-être mieux ainsi ; il aurait toujours mal fini ! ») exige du peintre les morceaux de ficelle avec laquelle son fils s’est donné la mort, comme « une horrible et chère relique ». Et le narrateur de comprendre enfin, dès lors qu’une corde ou qu’un fragment de corde de pendu sont censés porter bonheur et se trouvent prêts à être achetés par le plus grand nombre, « pourquoi la mère tenait tant à m’arracher la ficelle et par quel commerce elle entendait se consoler ».

Cette conclusion, Baudelaire la tenait-il de Manet qui en aurait été le témoin ? L’inventa-t-il plutôt comme pour exonérer son ami de toute faute, modifier l’éclairage, faire glisser sinon la responsabilité, du moins la monstruosité du drame vers la mère du petit garçon ? On l’ignore, mais cela importe-t-il tellement ? Dans un cas comme dans l’autre, Manet s’était-il libéré vraiment de toute culpabilité ?

On ne peut s’empêcher de penser que ce petit fantôme a continué longtemps, toute sa vie peut-être, à hanter la conscience du peintre qui n’en dira plus jamais rien. Bien sûr, les fantômes, on les cache chez soi. Dans les sous-sols, les escaliers dérobés, les greniers ou les replis de sa conscience. Ils ne s’évanouissent pas pour autant. Tapis, aux aguets, ils ouvrent la bouche, ils ne disent rien, certes, ils n’expriment rien sinon l’essentiel : une absence, un silence dont on ne guérira jamais.

 

 

Des rapports conflictuels qu’il entretint avec son père, Manet ne parlera pas davantage.

Auguste Manet était autoritaire, violent à l’occasion. Il ne se résignait pas à ce que son fils aîné ne fût pas juriste comme lui. On l’a dit, il dut faire à la longue contre mauvaise fortune bon cœur. Mais bon cœur, est-ce si sûr ? On peut imaginer les tempêtes, les éclats de voix, les menaces ou les intimidations qui avaient éclaté au domicile familial du 5, rue des Petits-Augustins (aujourd’hui rue Bonaparte) où Édouard était né, puis rue du Mont-Thabor où la famille emménagea dans un appartement plus vaste en 1851. Les rancœurs, les silences, les désillusions, les incompréhensions ou, plus gravement encore, l’absence d’amour et de tendresse qui sont trop souvent le lot commun des pères et des fils, resteront tout de même enfouis chez les Manet, sans qu’aucun témoignage, aucune confession tardive ne permettent d’en prendre la mesure.

Tout s’étouffe derrière les convenances bourgeoises. Tout peut fermenter jusqu’à la haine – cette haine d’autant plus irréductible qu’elle ne s’avoue pas, qu’elle brûle parfois, à l’étouffé, c’est cela, jusqu’à consumer ceux qui l’éprouvent.

Face à son père, face à la Légion d’honneur de son père, face à l’autorité de son père, face à l’impossibilité de nouer avec lui la moindre complicité, Édouard trouva sans doute un refuge auprès de son oncle maternel, Edmond Fournier, un ancien capitaine qui était de tempérament bohème et artiste, qui n’hésitait pas à entraîner l’enfant dans des musées en compagnie de son inséparable ami de collège, Antonin Proust. Le père d’Edmond avait longtemps vécu à Stockholm. Selon la légende familiale, il aurait joué un rôle secret mais décisif dans l’installation de Bernadotte sur le trône de Suède. Quelle aventure ! Edmond Fournier, pour sa part, insuffla un peu de fantaisie à l’éducation d’Édouard, mais pouvait-il durablement équilibrer ou neutraliser l’hostilité et la sévérité du père ?

En 1857, Auguste Manet ressentit les premiers symptômes de la syphilis qui devait entraîner sa mort, cinq ans plus tard. Partiellement paralysé, aphasique, incapable d’exercer son autorité, il dut subir désormais une cruelle inversion des rôles : la revanche d’Édouard qui devenait de facto le chef de famille. Mais de cela non plus, rien ne devait filtrer, et pas davantage, bien entendu, la révélation de la maladie réelle d’Auguste Manet. Une neurosyphilis, voyons, on ne parle pas de ces choses-là ! Autant avouer que monsieur le juge était un familier des maisons closes, qu’il avait commerce avec les prostituées !

Officiellement, à soixante ans, Auguste Manet avait été victime d’une congestion cérébrale. Voilà une pathologie respectable. Édouard, pour autant qu’il parlât à son père (ou de son père), devait en rester là, à la congestion cérébrale. Il observait la loi du silence.

Tout comme on ne fait jamais état des déchirements familiaux, on ne parle pas de sexualité, d’adultère ou de maladie vénérienne. On se comprend à demi-mot. Ou, mieux encore, sans mot du tout. Depuis longtemps, Mme Auguste Manet devait interdire la porte de sa chambre à son mari. Au début de leur mariage, elle lui avait donné trois fils : Édouard l’aîné en 1832, Eugène l’année suivante et enfin Gustave en 1835. Devoir accompli. Que son époux la laisse désormais tranquille, à l’abri des infections, préservée du devoir conjugal ! Qu’on ne lui en parle pas davantage !

Plus tard, Édouard sera à son tour rattrapé par la syphilis. Dans quelles conditions, on l’ignorera tout autant. Le savait-il lui-même ? Les premiers symptômes seront suspectés dès 1871. Il n’en parlera pas, ne se confiera, semble-t-il, à aucun de ses amis. Bien sûr, il arrivera un temps, tout de même, où il ne pourra cacher la gravité de son état, lors de la troisième phase de la maladie, une ataxie locomotrice. Mais quelle maladie ? Comme pour son père, on ne la nommera pas. Antonin Proust aussi bien que Théodore Duret, dans leurs écrits sur Manet, seront d’une parfaite discrétion. À l’exemple d’Edmond Bazire, son premier biographe, en 1884. En bref, ce mur dressé encore une fois, par convenance, entre cette maladie dite honteuse et le reste du monde restera sans faille. Il est certes permis de mourir – mais d’autres choses !

Dans la syphilis, répétons-le, Édouard Manet rejoignait son père. Il s’était opposé à lui d’autant plus facilement qu’il se tenait du même côté que lui. Ils partageaient le même champ de bataille, se retrouvaient dans les mêmes milieux, Édouard arborerait plus tard la même Légion d’honneur. Rien de commun avec Baudelaire, Flaubert, Maupassant ou tant d’autres artistes qui avaient claqué la porte ou abattu les murs depuis longtemps et ne craignaient pas pour leur part de nommer la mort qui les menaçait.

 

 

La mort et la sexualité dont on ne parle pas…

Et les naissances alors, les enfants adultérins, les doutes sur la paternité, les demoiselles enceintes avant mariage ? Le mur, le mur toujours ! Dans ce domaine-là, on touche sans aucun doute aux secrets de famille les plus asphyxiants de la famille Manet, qui éclaireront d’une lumière étouffée une partie de l’œuvre du peintre.

À la fin de l’année 1849, Mme Manet, qui était elle-même musicienne, engagea une jeune Néerlandaise, Suzanne Leenhoff, pour donner des leçons de piano à ses fils. Bonne musicienne, pauvre, cette dernière était blonde, gracieuse, boulotte, d’un caractère enjoué et aimable. Trop aimable ? Édouard avait dix-sept, dix-huit ans à peine. Elle avait deux ans de plus que lui. Il dut la trouver à son goût. Il ne lui déplut pas davantage. Elle entretint une liaison avec lui. Avait-elle eu aussi des bontés pour le père ?

Le 29 janvier 1852, elle mit au monde, en tout cas, un fils, Léon Édouard, dont, par la suite, elle proclamera autour d’elle qu’il était son jeune frère, à qui elle demandera par conséquent de l’appeler sa sœur ou sa marraine, Édouard ayant déjà accepté d’être son parrain sur les registres de baptême.

En 1859, Manet peindra Suzanne en Nymphe surprise, dans une tradition très flamande. Avec la blondeur crémeuse de ses chairs, elle n’aurait pas déplu à Rubens. Mais laissons là pour l’instant la peinture (nous y reviendrons) pour en rester aux secrets de famille ! Surprise par qui, au tout début, cette nymphe ou cette Suzanne si pudique et si offerte à la fois ? Par le seul jeune peintre qui la découvrit ? Ou par le père qui l’avait le premier convoitée ?

On sait, par une étude à l’huile précédente, que cette toile devait représenter Suzanne et les vieillards – autrement dit, à partir de l’épisode biblique, Suzanne (Leenhoff) convoitée et reluquée par Auguste Manet, on ne peut s’empêcher d’y penser. Mais il y a mieux, si l’on en croit du moins Antonin Proust : « Manet avait commencé rue Lavoisier un grand tableau, Moïse sauvé des eaux, qu’il n’a jamais achevé, et dont il ne reste qu’une figure qu’il a découpée dans la toile et qu’il a intitulée la Nymphe surprise. » Une autre façon de souligner la venue au monde mystérieuse et providentielle de Léon, l’enfant trouvé en quelque sorte, à la paternité incertaine ? Prudemment, on veut le croire, Manet renonça à ces allusions qui auraient pu être comprises. Les secrets de famille persistèrent.

Aujourd’hui encore, les biographes continuent de se diviser. Certains font valoir qu’Auguste devait être le géniteur de Léon. Comment expliquer sinon qu’Édouard jamais ne reconnut l’enfant – ce qui, après tout, n’aurait pas été si inhabituel, après son mariage avec Suzanne ? Et ce mariage, pourquoi dut-il attendre la mort de son père pour le célébrer ? La provocation aurait-elle été trop forte ? Auguste Manet n’aurait-il jamais accepté, de son vivant, cette inconvenance de voir son fils épouser la femme qui avait d’abord été sa maîtresse ? Il fallait qu’Auguste mourût pour tout régulariser, n’est-ce pas ?

Pour conforter cette supposition, on ne manquera pas d’observer la distance, affectueuse sans doute mais résolue, qu’Édouard voulut établir entre Léon et lui. Il ne l’éleva pas comme son fils, comme un fils de bourgeois, il ne lui donna pas les moyens de poursuivre de longues études. Très vite, il le plaça dans des emplois subalternes. À quinze ans, Léon devint coursier dans une banque. Quand Édouard et Suzanne s’installeront au domicile de Mme Manet mère au 49, rue de Saint-Pétersbourg, ils loueront pour Léon une chambre, tout à côté, au 51, mais pas sous leur toit…

Auguste Manet, père supposé de Léon ? Il est malgré tout difficile d’accorder trop de crédit à cette hypothèse-là. Une anecdote rapportée par Stendhal nous aiderait à l’écarter. Dans ses Souvenirs d’égotisme, il cite ainsi l’une des définitions les plus savoureuses de la sexualité, telle qu’il était convenable, dans les familles non moins convenables, d’en parler – ou de ne pas en parler. « Un jour, les huit ou dix nièces de Mme de Montcertin lui demandèrent ce que c’était que l’amour ; elle répondit : “C’est une vilaine chose sale, dont on accuse quelquefois les femmes de chambre, et, quand elles en sont convaincues, on les chasse.” »

On n’assimilera pas Suzanne à une femme de chambre. Elle était de famille honorable. Tout de même, si elle s’était retrouvée enceinte des œuvres du père, celui-ci ne l’aurait sans doute pas maintenue à son domicile pour qu’elle continuât de donner des leçons de piano à ses fils. Il aurait trouvé un prétexte pour l’éloigner du lieu du scandale – le domicile conjugal ! – avec quelque dédommagement à la clef. Il n’en fut rien.

Ce n’est pas tout : Édouard aurait-il accepté alors d’être le parrain de Léon qui se prénommera officiellement, on l’a dit, Léon Édouard ? Et aurait-il choisi l’enfant comme modèle pour tant et tant de tableaux, avec cette intimité si étroite qui se noue aussi bien entre un artiste et son modèle qu’entre un père et un fils ? Comment expliquer par ailleurs, en dépit de la distance officiellement prise entre Léon et lui, le souci qu’il manifesta toujours de son avenir ?

Encore une fois, cette distance n’est pas significative d’une absence de liens filiaux. Cette même distance, Suzanne, sa mère, l’établira la première, qui entendra cacher, aux yeux de ses proches, sa liaison avec Édouard, tout comme la naissance « fautive » de Léon. Ce dernier n’apprendra qu’à vingt ans que Suzanne était sa mère, que celle-ci l’avait en somme privé du nom qui lui revenait, tout comme elle l’avait privé d’une affection maternelle donnée pour telle. Du reste, à la fin de sa vie, il refusera de porter le nom de famille de Suzanne, comme s’il souffrait encore de cette forme d’abandon ou de trahison. C’est à sa mère, d’abord, qu’il en voulait.

L’histoire de Léon, l’histoire de Suzanne et d’Édouard, c’est avant tout une histoire de convenances et d’apparence. Dans le milieu que fréquentait la famille Manet, il fallait dissimuler ce qui portait atteinte à la bienséance. Les amis de Manet contribueront les premiers à entretenir cette fiction qui n’abusait personne : l’affection si dévouée d’Édouard pour son « filleul », pour le jeune frère de Suzanne. Le voile ne se lèvera, timidement, qu’à la mort du peintre, avec la lecture de son testament.

En 1926, dans son Manet raconté par lui-même, Étienne Moreau-Nélaton en donnera la transcription, après sa première divulgation par le Journal des curieux – si bien nommé – en 1907.

Son premier paragraphe est éloquent :

« J’institue Suzanne Leenhoff, ma femme légitime, ma légataire universelle. Elle laissera par testament tout ce que je lui ai laissé à Léon Koëlla, dit Leenhoff, qui m’a donné les soins les plus dévoués ; et je crois que mes frères trouveront ces dispositions toutes naturelles. »

On ne saurait mieux dire que ce secret de la naissance de Léon n’abusait alors plus personne – et certainement pas les frères du peintre qui estimeraient en effet cette clause du testament en faveur de Léon « toute naturelle ».

En trahissant par là même à quel point les mesures qu’il prenait en faveur de Léon lui tenaient à cœur, pour tenter d’effacer en somme toute une vie de silence dont Léon avait été la victime, en bref afin d’apaiser sa propre culpabilité, Manet insistait et, après avoir signé : « Fait à Paris et complètement écrit de ma main le 30 septembre 1882 », il ajoutait encore : « Il est bien convenu que Suzanne Leenhoff, ma femme, laissera par testament à Léon Koëlla, dit Leenhoff, la fortune que je lui ai laissée. »

Il y aurait bien entendu une dernière hypothèse que personne n’a songé, semble-t-il, à soutenir : Suzanne aurait couché avec le père avant de céder au fils. Et qui sait si, la première, elle était bien certaine de l’identité du géniteur de l’enfant ? Tout pourrait alors s’expliquer.

On ne manquera cependant pas de souligner à quel point ces soupçons sur la conduite ou l’inconduite de Suzanne s’accordent mal avec l’image qu’elle donnera d’elle-même, par la suite, en société. Non pas une dévoreuse d’hommes, mais une femme aimable, placide, discrète, bonne ménagère, plus soucieuse de son piano que de ses improbables conquêtes, à qui les amis de Manet ne cesseront de rendre hommage.

Même Baudelaire, si âprement misogyne, s’en laissera convaincre, qui écrira au photographe Carjat, leur ami commun, le 8 octobre 1863 : « Manet vient de m’annoncer la nouvelle la plus inattendue. Il part ce soir pour la Hollande, d’où il ramènera sa femme. Il a cependant quelques excuses ; car il paraît que sa femme est belle, très bonne et très grande musicienne. Tant de trésors dans une seule personne, n’est-ce pas monstrueux ? »

Mais encore une fois, ce qui importe ici, c’est ce jeu des dissimulations, des mensonges, des fausses identités, des silences et des déguisements au sein de la famille Manet, de son intimité la plus profonde – ce jeu que l’on retrouvera bien entendu dans sa peinture, mais n’anticipons pas !

 

 

Édouard Manet, le « parrain » de Léon, signa par conséquent le registre de baptême, le 4 novembre 1855, soit près de quatre ans après la naissance de l’enfant.

Beth Archer Brombert s’interroge à bon droit sur un délai aussi long pour une époque où sévissait encore une forte mortalité infantile. Sans doute Suzanne avait-elle espéré « régulariser » d’abord sa situation avec Édouard – ce qui plaiderait encore, s’il fallait insister là-dessus, sur le fait qu’il était bien le père de l’enfant… Plus intéressant : ce baptême eut lieu dans l’église néerlandaise réformée des Batignolles. Âgé de vingt-trois ans, Édouard était d’éducation catholique, il avait fait sa première communion, mais il accepta cette cérémonie protestante, par quoi il s’engageait en somme à veiller sur l’éducation religieuse de Léon, en principe selon les préceptes de la Réforme.

Qu’en était-il au juste de ses propres convictions, de sa foi ?

Quand il se mariera avec Suzanne, plus tard, le 28 octobre 1863 en Hollande, ce sera, cette fois aussi, dans le cadre d’une cérémonie protestante. Par simple désir de respecter les convictions religieuses de son épouse, par soumission à celle-ci, ou encore par indifférence de sa part ? Difficile de se faire une opinion. De nouveau on se trouve là face à une énigme.

La famille d’Auguste Manet recevait volontiers des ecclésiastiques à sa table. L’abbé Hurel, prêtre à la Madeleine, comptait parmi les amis et peut-être les confidents d’Édouard. Celui-ci fera même de lui un portrait aujourd’hui disparu. L’abbé, il est vrai, s’intéressait à l’iconographie religieuse à laquelle il consacrera un ouvrage savant. C’est à lui que Manet avait annoncé le premier son intention de peindre un Christ aux anges, thème qui lui tenait particulièrement à cœur.

Apparemment, il ne voulait pas en rester là. Il confia un jour à Antonin Proust ce qui était devenu pour lui une obsession : « Il est une chose que j’ai toujours eu l’ambition de faire. Je voudrais peindre un Christ en croix. […] Quel symbole ! On pourra se fouiller jusqu’à la fin des siècles, on ne trouvera rien de semblable. La Minerve, c’est bien, la Vénus, c’est bien. Mais l’image héroïque, l’image amoureuse ne vaudront jamais l’image de la douleur. Elle est le fonds de l’humanité. Elle en est le poème. »

Mais, par ailleurs ?

Manet ne semble pas avoir été pratiquant. De culture catholique, oui, mais de conviction ? Dans ses derniers jours, l’archevêque de Paris s’était proposé pour lui administrer l’extrême-onction. Léon déclina l’invite au nom de son « parrain ». Était-il mandaté pour cela ? Ou attendait-il que Manet demandât lui-même expressément ce sacrement, pour autant qu’il fût encore en mesure de s’exprimer ? L’abbé Hurel, tout de même, lui donnera l’absolution alors qu’il était plongé dans un coma sans retour, le 30 avril 1883. Les obsèques ne tarderont pas : une messe solennelle en l’église paroissiale de Saint-Louis-d’Antin suivie de l’inhumation au cimetière de Passy, le 3 mai.

Les convictions, les doutes, les interrogations, les aspirations, les espoirs spirituels de Manet resteront enfouis au fond de sa conscience. Il n’eut pas de confidents. Il n’a laissé aucun journal intime. Dans les milieux qu’il fréquentait, dont il était issu, à savoir cette haute bourgeoisie républicaine et progressiste qu’incarnait si bien Antonin Proust, l’anticléricalisme devait être de mise, si l’on admet que les défenseurs de la religion se recrutaient, à ses yeux, parmi les forces conservatrices, impériales ou monarchistes.

Mais est-ce si sûr ?

Non.

 

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Dans cet essai passionné et vagabond, Frédéric Vitoux, obsédé depuis des décennies par le peintre d’Olympia ou du Déjeuner sur l’herbe, explore les silences de cet homme dont ses proches aimaient l’ « âme ensoleillée » mais qui cachait, barricadait même en lui tant de sombres secrets, sous une apparence irréprochable de grand bourgeois.

Il interroge surtout son œuvre si étrangement somnambulique qui mettait en fureur ses contemporains et qui n’a cessé, depuis, de déconcerter ses admirateurs.

Voir Manet ! Tout est là…

 

Né en 1944, Frédéric Vitoux, de l’Académie française, est essayiste et romancier. Il a récemment publié aux Éditions Fayard, Clarisse, Grand Hôtel Nelson, et, en coédition avec Plon, Le Dictionnaire amoureux des chats.

 

Sélection d’Annick Geille

 

Frédéric Vitoux, Voir Manet, Fayard, janvier 2013, 392 pages illustrées en couleur, 25,90 €

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