"Mascarade" : portraits au vitriol de Gabriel Chevallier

Après la réédition du roman La Peur en 2008, témoignage majeur basé sur le parcours militaire de Gabriel Chevallier durant les quatre années de la Grande Guerre, les éditions du Dilettante récidivent avec un recueil de cinq longues nouvelles parues pour la première fois en 1948 et réunies sous le titre Mascarade. Une belle initiative qui permettra de redécouvrir cet auteur, dont le succès de Clochemerle (1934), chronique rurale sur fond de querelles rabelaisiennes, avait fini par éclipser les autres écrits.

« Les barbares de la veille, les types d’Hitler, on en faisait des demi-dieux, […] une fois terminé le boulot de vous casser la figure et de brûler vos patelins. […] Il y avait des Français pour mettre ça en belles phrases, et d’autres Français pour s’en délecter. »

A travers une galerie de portraits au vitriol, Gabriel Chevallier investit l’envers du décor, celui de la société française de la première moitié du XXe siècle. D’une guerre à l’autre, on tente de sauver les apparences, à l’arrière des slogans ou à cheval sur les codes. Des types lambda pour la plupart et quelques grandes gueules. Des types qui se débrouillent, pour éviter la mitraille, en attendant que ça passe ou en profitant de la première occasion venue pour passer de l’autre côté, si tant est que la table y soit meilleure ou que l’on puisse crâner un peu. Parfois des cons, tout simplement. De ceux qui osent tout, façon Audiard. Pour la gloriole généralement.

« Le "Je veux des morts" du colonel était techniquement défendable. Ce qui était contraire aux usages, c’était de l’avoir énoncé sans recourir aux circonlocutions habituelles. Il y avait là un manque de nuance qui pouvait choquer les types destinés à faire les morts demandés. »

Si le colonel Crapouillot demande des morts, c’est qu’un calcul vaguement tordu veut qu’un mort dans ses rangs corresponde statistiquement à trois en face. Le ton est donné d’entrée et les situations burlesques se succèdent sous le regard implacable d’un jeune soldat. Sans pour autant faire perdre de vue la tragédie qui se joue, Chevallier prend le parti de la dérision, comme un écho décalé à La Peur, publié dix-huit ans plus tôt. Planqués, gradés, troufions et batailleurs de première se jaugent, s’affrontent et se serrent les coudes parmi la boue et la crasse, au rythme des tirs, des charges et des missions rocambolesques qui viennent briser l’attente au fond des tranchées.

On finit par y mourir quand même, au front, partout, salement, bêtement, plus ou moins bourré, mais on rigole un peu. Les institutions en prennent pour leur grade, évidemment, mais Chevallier est loin de se poser en donneur de leçon. Le troufion ne vaut pas tellement mieux que le colonel, au fond, c’est juste que son pouvoir de nuisance est, de fait, limité.

 « L’horreur de mourir n’était pas concevable dans cette tendre lumière, un peu oblique, qui commençait à sentir la fraîcheur du soir. Une douceur calme descendait sur les choses, sans modérer pourtant la sauvagerie des hommes. »

Autre guerre, autre cadre, avec le Sens Interdit. Ou comment passer l’air de rien de la haine du Boche à la collaboration décomplexée. Où l’on comprendra que les vestes ne sont pas indéfiniment réversibles, à moins de savoir rester dans l’air du temps – à temps ; certains l’auront compris.

Ailleurs, c’est l’infâme Tante Zoé — être quasi lovecraftien — qui est au cœur de la tourmente. Il sera surtout question de sauver la face d’un clan mené par un père « néfaste » mais « sans plus de responsabilité que les éléments ». L’occasion d’un spectacle entre la parade des monstres et la saga familiale déjantée ; un joyeux bordel.

Quant au pauvre monsieur Mourier, assassin du dimanche, le chemin vers la rédemption finira par le mener à sa perte. Pas de chance. Décidément. Le Perroquet est un chef d’œuvre d’humour noir.

« Il pensait à eux avec une dure clairvoyance qui les blessait souvent, mais cette dureté constituait la meilleure sauvegarde des chers imbéciles qui portaient son nom. »

La dernière nouvelle, plus sombre, sera l’occasion du bilan, au fil des pensées du Vieux, employé à déterrer le trésor sur lequel il a tout misé. Les coups de pioche escortent les souvenirs chargés d’amertume ; prétexte à revenir sur les espoirs vaincus d’une poignée de générations. Le récit gagne en profondeur à mesure que la nuit tombe et les mots brillent des dernières lueurs d’un monde dans un mouvement poétique troublant. Point d’orgue.

Une écriture efficace, stimulante ; un jeu subtil entre langue classique et argot, un sens élevé du détail et des formules lapidaires servies par un style racé, sans artifice.

Gabriel Chevallier s’impose ici comme un virtuose pour chauffer à blanc nos mesquineries, nos lâchetés et nos convoitises jusqu’à l’incendie. Cinq nouvelles passionnantes et des personnages expressifs qui débordent au-delà des pages — que demander de plus ? Une littérature qui a de la gueule. Définitivement.


Arnault Destal

Gabriel Chevallier, Mascarade, Le Dilettante, octobre 2010, 317 pages, 22 euros
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