Emmanuel Moses : pour qui sonne le glas

N’est pas Kafka qui veut. Emmanuel Moses l’apprend à ses dépends. Après des textes poétiques majeurs et une première approche romanesque de sa saga familiale, « ce jour-là » marque surtout la sortie de l’identité. Cette fiction en propose la refente afin qu’elle soit non excédée de manière transcendante mais  diffractée dans le jeu entre le réel et l’imaginé, la vérité et le simulacre, la folie de l’être et celle des hommes. A ce titre son « homme qui marche » pourrait ressembler à  ceux de Giacometti.  Comme eux il  « marche rêve » ou « marche cauchemarde ». Cette progression - si progression il y a - démarre par un tour de chauffe labyrinthique dans les couloirs d’un asile d’aliénés. Harassé le « héros » poursuit néanmoins sa route et ose un pas au-delà. Il affronte une grande cité emblématique des stigmates de toutes les violences : sociales, politiques et même météorologiques. Bref cet excès est sensé donner froid dans le dos. A priori on ne devrait donc pas se plaindre d’une narration qui sort de l’intimité conjugale ou familiale du roman à la française. La machine textuelle met à mal des acquis qu’elle subvertit pour ouvrir à une autre scène en bordure ou au milieu des flammes…

 

Mais Moses est sans doute trop parfait poète pour être un bon romancier. On voudrait  aimer sa fiction de l’achèvement, sa fable de l’inachèvement. Mais son roman d'apprentissage n'a rien de fantastique. Son personnage n’est pas le frère du Négro de « L’Amérique » de Kafka. Il manque au roman une grâce étrange qui aurait fait de lui non une bévue mais un livre providentiel. Les traces et les strates de l’enfermement généralisé que le soutier Moses tente de mettre à jour  se délitent. Reste un  théâtre en manque de dramaturgie digne de ce nom. Non qu’on attende des rebondissements d’une histoire à suspense. Ils seraient ici hors de propos. Mais  une dramaturgie paradoxale qui soulignerait combien la fiction est de nos jours impossible n’aboutit pas fait cruellement défaut là où est ôté au joueur la possibilité ludique comme si les instants de ses plaisirs et de douleurs étaient par avance pliés. Si bien que la  puissance et la tyrannie des violences ne touchent pas. Le pessimisme radical n’est pas l'embrayeur d’une émotion. Trop cérébral le texte sert à démontrer un argument philosophique. Il devient un jeu d’échecs sans possibilité - et c’est un comble ici - de diagonale du fou.

 

Dès lors plutôt que du Kafka Moses fait  au mauvais Thomas Mann.  Cherchant de manière ambitieuse un degré zéro de l'écriture élaboré le livre capote. Il est assis sur une architecture sans surprise aux ambitions sans doute trop métaphysiques. Plus qu’à une nudité de récit le lecteur est soumis à une ébauche néo-symboliste où le combat avec le monde dérape faute de combattants. Se voulant  fascinante et violente la fiction reste simplement harassante et en décalage presque naïf par rapport à ses intentions. .On espérait l’enchantement des coups de hautes lames sur hauts-fonds monstrueux. Mais une noirceur bleuâtre paralyse l’ouvrage dont l’haleine glacée garde presque une saveur mentholée.

 

De la révélation d’une déconstruction de l’être et du monde ne reste que ses limites.  Le langage ne peut briser le silence  que l’auteur tente en posant - on le sent en filigrane - la question du livre et de la fiction.   En voulant écrire ni de roman basique  ni de la poésie mais « Le livre » (selon l’acception de Jabès),  la machine d’écriture en son immense métaphore tourne à vide. « La colonie pénitentiaire » de Kafka en reste à des années lumières. L’écriture psychique - en dépit de ses contrepoints, ses effets de réalité comme ses mises en abîme - se désactive dans la perte programmée. Dès lors ce que la passion d’écriture de Moses tente de  fleurir n’est que mis en terre en un glas ébréché. L’auteur doit vite oublier la Métropolis de Ce jour-là  pour évoquer - dans le projet qui lui tient à cœur -  la ville qui donnerait le Nom par celui de son propre père : Jérusalem.

 

Jean-Paul Gavard-Perret

 

Emmanuel Moses, Ce jour-là, Gallimard, "L'Infini", mars 2013, 168 pages, 15,90 eur 

 

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