Jane Austen : œuvres romanesques complètes tome II, dans la Pléiade


Avec ce second volume qui occupe la période 1814-18, le lecteur arrive au terme de l’œuvre de Jane Austen avec trois romans majeurs, et chose étonnante : ils furent écrits dans un laps de temps très court. Sans doute doit-on y voir l’influence de la frénésie qui s’empara de la bonne société anglaise de l’époque. En effet, Napoléon est vaincu. L’Angleterre peut enfin souffler après les terribles années 1812-13… Et, finalement, de liesse point n’en fut remarquée du côté des classes ouvrières mais plutôt comme un vent de révolte : les pauvres avaient envie de détruire les machines qui leur semblaient à l’origine de leur dénuement. Le prix du blé flambe, les fermiers et le clergé s’enrichissent encore, le peuple gronde, des troubles naissent ici et là sous la houlette des radicaux et le gouvernement répond par une extrême violence.

 

Jane Austen situe ses trois romans au sein de la gentry, cette catégorie de petits propriétaires terriens qui ne subissaient pas la crise. Les trois ouvrages ont pour cadre un village ou une bourgade, et semblent donc par certains aspects, un peu en dehors du monde qui se met en marche… Ce sera par petites touches que Jane Austen inscrira l’évolution de l’économie de la vie rurale, lui permettant ainsi de combattre les préjugés qui sont encore forts réticents à s’avouer vaincus.

 

Le grand roman historique n’est pas de son fait ; elle n’entend pas quitter son domaine de prédilection : la peinture de la vie provinciale. Jane Austen vit dans le comté du Hampshire et écrit selon un code qu’elle s’est imposée et tient à suivre à la lettre ses préceptes. C’est l’art du miniaturiste qui peint chaque détail. Le lecteur friand d’aventures romanesques doit passer son chemin car Jane Austen navigue dans la demi-teinte d’existences qui peuvent apparaître banales. Et dont la seule préoccupation est le mariage avec un bon parti.

 

Quand Jane Austen entreprend la rédaction de Mansfield Park (février 1811), elle est assurée d’être lue car, en 1810, l’éditeur Egerton avait accepté de publier Le Cœur et la Raison. Cela ne fut pas pour autant suffisant pour l’inciter à un sentiment de responsabilité et à œuvrer pour la cause commune, comme ses proches le lui demandaient. Mais c’est tout de même un livre engagé dans un combat de réarmement moral rendu nécessaire par le paysage social du pays qui se dégrade. Elle y défend la cause des pasteurs, d’ailleurs nombreux dans sa propre famille, et le portrait qu’elle tisse de l’un d’eux vise à susciter plus de considération pour la fonction.

 

Emma, qui pourrait se résumer en une comédie des erreurs, est une farandole des possibles autour d’une jeune héritière fortunée qui s’éprend de vouloir marier ses meilleures amies. Elle sera victime de ses préjugés, de son goût du pouvoir et de sa tendance à prendre ses désirs pour des réalités… Roman ironique sur l’éducation sentimentale qui se double d’une éducation intellectuelle et morale. Un roman que l’on pourrait percevoir comme subversif, mais il n’en est rien, Jane Austen respecte toujours les codes de la bonne société, même si elle égratigne un peu ici ou là… Mais surtout, elle défend la cause des fermiers, et surtout les petits exploitants.

 

Persuasion est le dernier roman achevé par Jane Austen et caractérise un certain changement dans ses convictions. En effet, dans le monde qui est le sien, ces fameuses règles édictées au XVIIIe siècle apparaissent de plus en plus comme démodées et elles ne sont plus uniformément observées. Jane Austen en prend donc son parti… Le lecteur qui garde en mémoire l’ironie qui accompagnait la recherche de la mélancolie dans les œuvres de jeunesse et dans Le Cœur et la Raison sera surpris quand il découvrira, dans ce drôle de roman, le sort fait à la tristesse d’Anne Elliot, en harmonie avec les couleurs de l’automne. De là à penser que Jane Austen devient poète… Mais l’intrusion de sentiments poétiques semble surtout être là pour embellir la narration ; d’ailleurs elle confie au paysage un rôle actif qui va au-delà d’une simple fonction esthétique. C’est plus une toile de fond, un décor de théâtre ; car la nature agit sur les personnages, en profondeur… Mais n’allez pas penser qu’elle cède aux innovations du romantisme pour autant.

 

Jane Austen aime prendre pour cible les attitudes égoïstes, les comportements empreints de lâcheté, la mesquinerie à visage humain, la pathétique des situations. Ses héroïnes, d’ailleurs, n’échappent pas aux critiques de leur créatrice. Fanny Price est timorée, Anne Elliot influençable et Emma Woodhouse n’inspire aucune sympathie malgré son dynamisme. La magie Austen opère dans l’incroyable talent qu’à l’auteur pour nous rendre attachants les défauts de ses personnages empêtrés dans une humanité confondante. Un tour de force, à n’en pas douter, qui bénéficie d’une sensibilité exacerbée et d’une discrète audace que son style saupoudre aux coins des phrases, enjôlant le lecteur : le secret de son extraordinaire popularité ?

 

Le lecteur de ce second volume pourra se féliciter d’avoir ainsi pu bénéficier de toute la palette du talent de narrateur de Jane Austen. En deux volumes, et six romans, la Pléiade offre donc un panorama complet d’égale qualité littéraire, et si l’on peut préférer la vivacité d’Orgueil et préjugé au sérieux de Mansfield Park, l’ironie légère de L’Abbaye de Northanger au charme mélancolique de Persuasion, comme nous le rappelle Pierre Goubert dans sa conclusion, on admet aussi bien volontiers cette grande constance dans la qualité des œuvres, preuve que Jane Austen bouillait d’inspiration.

 

NB – ce volume contient :

Introduction, Chronologie, Note sur la présente édition (par Pierre Goubret)

MANSFIELD PARK, traduit, présenté et annoté par Pierre Goubert

EMMA, traduit, présenté et annoté par Guy Laprevotte

PERSUASION, présenté par Pierre Goubert, traduit et annoté par Jean-Paul Pichardie

Appendices

SERMENTS D’AMOUR d’August von Kotzebue

PERSUASION : un chapitre supprimé : textes traduits, présentés et annotés par Pierre Goubert

SANDITION, traduit, présenté et annoté par Jean-Paul Pichardie

CORRESPONDANCE, traduits, présentés et annotés par Pierre Goubert

Notices, notes et carte

 

François Xavier

 

Jane Austen, Œuvres romanesques complètes II, édition publiée sous la direction de Pierre Goubert avec, pour ce volume, la collaboration de Guy Laprevotte et de Jean-Paul Pichardie, La Pléiade n°592, Gallimard, octobre 2013, 1392 p. – 49,00 € jusqu’au 31 janvier 2014 puis 56,00 €

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