Nicolas de Staël – Lumières du Nord / Lumières du Sud : tout peindre, tout le temps

Que faire un quinze août à Paris ?
Rien du tout, n’en déplaise à Céline Curiol  surtout avec cette pluie glacée, donc cap à l’ouest, où, cette fois, il y a bien quelque chose de nouveau : cela se passe au MuMa du Havre qui accueille jusqu’au 9 novembre 2014 l’impressionnante exposition Nicolas de Staël – Lumières du Nord / Lumières du Sud.

Quatre heures à déambuler dans les allées, foudroyé par moment, envoûté par d’autre, conquis pour l’éternité, j’en suis ressorti sur un nuage, lequel eut bon teint de s’évanouir dans les strates de l’horizon pour reconnaître la victoire du vent qui avait nettoyé toute la baie.
Terrasse en étage pour surplomber la plage, mirer le rail d’Ouessant saturé de porte-containers et autres pétroliers, comme quoi l’heure de pointe est permanente sur certains axes. Laissant voguer le commerce maritime à son destin, je baissai les yeux et me plongeai dans l’album.

Il aura donc fallu attendre le centenaire de la naissance du peintre pour que soit organisée la première exposition dédiée au paysage dans l’œuvre de celui qui marqua l’art du XXe siècle.

 

 

Ce sont plus de 130 peintures et dessins (réalisés entre 1951 & 1955) qui témoignent de la volonté inouïe que s’imposa Nicolas de Staël pour parvenir à s’extraire de son style et ainsi évoluer vers un nouveau contrepied : après avoir imposé ses abstractions, et juste à l’instant du triomphe, il s’élance vers une peinture renouant avec le réel, la nature, le paysage, voulant ainsi s’affranchir de la simple opposition figuration / abstraction. 

Nicolas de Staël a toujours axé sa démarche sur le couple unité-mouvement et choisi de ne jamais perdre son temps dans les controverses des critiques qui s’amusent depuis trop d’années à alimenter une inutile lutte entre l’abstrait et le figuratif. Il privilégie son inspiration, se laissant dominer par les émotions qu’il ressent face à la lumière où à la luxuriante beauté d’un paysage, voire sa froideur lorsque le ciel s’abstient de luire.
 

 

Nicolas de Staël, Paysage du Vaucluse n°2, 1953, huile sur toile, 65 x 81 cm © Collection Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, NY. Gift of the Seymour H. Knox Foundation, Inc., 1969 © Adagp, Paris, 2014

 

Staël mène un combat nettement plus important que les querelles d’érudits de salons mondains : il veut porter la modernité dans l’absolu pictural. Ni rupture ni retour, transformation plutôt, interprétation surtout par la magie de son coup de patte. Félin, ce grand slave au visage émacié, semble vouloir écorcher la matière à coups de griffes successifs pour traiter encore et encore cette matière en mouvement et parvenir à la figer dans son élan premier et définitif. Une quadrature du cercle impossible à réaliser, sauf à marcher sur les pas de Sonia Delaunay, Arp ou Magnelli. Cela tombe bien, ils se croisent à Nice en 1940.
Adieu la figuration, Nicolas de Staël tâtonnera pendant deux ans pour enfin trouver un style qui lui est propre et que l’on reconnaît instantanément.

 

Nicolas de Staël, Face au Havre, 1952, huile sur carton, 14 x 22 cm - Collection privée © J.L.Losi © Adagp, Paris, 2014

 

Accueilli dans la première salle, à droite, par cette Composition de 1951, le visiteur n’ira pas plus loin, le temps d’admettre ce qu’il a en face de lui, d’en saisir toute la force, le jeu chromatique automnal, la puissance du tableau édifié en gardien du temple dans lequel il se promettait d’entrer. Mais il faudra faire allégeance, s’enfoncer dans la matière, supporter la géométrie superposée et prendre du recul…
Cela tombe bien, en se retournant il aura les Poèmes de René Char enluminés par des bois de Staël et cette très émouvante lettre du poète au peintre, datée du 10 décembre 1951 : « Staël et moi, nous ne sommes pas, hélas, des Yétis ! mais nous nous approchons quelquefois, plus près qu’il n’est permis, des vivants et des étoiles. »
Prémonition du poète qui sentait la brisure qui allait emporter son ami quatre ans plus tard ?

 

 

 Nicolas de Staël, Les Toits, 1952, huile sur isorel, 200 x 150 cm © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais - Bertrand Prévost © Adagp, Paris, 2014

 

Abstraction de Nicolas de Staël, toujours, finalement, mais empreinte de l’expérience première du paysage glanée lors du voyage en Espagne au début des années 1930, si bien que de ce métissage des normes naîtra cette signature unique. Et tout le talent de Staël sera de parvenir à l’aune de l’année 1951 à reconnaître les limites d’une forme imposée pour revenir vers les sources vives de l’expérience. Ainsi, naîtront quelques perles rares comme ces cinq petites huiles (quatre sur carton, une sur toile) Face au Havre réalisées à Honfleur (printemps 1952) : beaucoup de blanc et un peu de bleu pour dire l’horizon qui se devine en frontière invisible au milieu de l’œuvre, avec d’un côté l’estuaire, de l’autre le ciel, ici ou là, bateaux ou nuages. Poésie peinte dans l’abstraction figurative ainsi confirmée. Suivront de plus grandes pièces, peintes en mai 1952, au Lavandou : couleurs fulgurantes, lumière éclaboussant les strates aux aplats chatoyants, le feu s’invite dans la peinture de Nicolas de Staël jusqu’à le dévorer de l’intérieur. Cap au Sud, Priorité peinture (lettre à Jacques Dubourg, mai 1952) et achat du Castelet, à Ménerbes, dans le Midi. Avant d’aller s’installer, seul, à Antibes, ce sont d’ailleurs les extraordinaires toiles du Fort carré (1955) qui parachèvent le voyage en revenant au point de départ, dans cette cathédrale de lumière qui donne à voir toute la gravité que porte cette pâte dans l’éclat intense des tons qui se succèdent jusqu’à ce que l’œil renonce. Trop de beauté brûle…

 

 

Nicolas de Staël, Figures au bord de la mer, 1952, huile sur toile, 161,5 x 129,5 cm - Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf (Allemagne) © Walter Klein © Adagp, Paris, 2014
 

L’émouvant témoignage de Gustave qui, enfant, avait la conviction que son père ne disparaitrait jamais, ponctue les interventions, et saupoudrées entre les paragraphes, les citations de Nicolas de Staël scintillent dans ce substrat littéraire et critique pour pimenter le propos, aérer l’explication, égayer la description, jouant aussi de la maquette, faisant de ce catalogue – dont les reproductions sont d’une extraordinaire qualité – un objet d’art à part entière. Cerise sur le gâteau qui referme une journée pas ordinaire, au Havre, un quinze août, portée par le souvenir d’une petite fille demandant à son père, devant la série de dessins et croquis que Nicolas de Staël a réalisés au stylo feutre (juillet 1954), si cela était facile, surprise par la simplicité du trait. Et la mauvaise réponse du père, non !, qui n’aura pas vu l’imperceptible mouvement de recul de sa fille, soudain rejetée de ce qui l’attirait tant, sans doute désormais apeurée de tenter quelque chose de similaire, alors que son innocence lui aurait peut-être ouvert un champ de possibles inespérés.
J’ai encore à mon oreille la voix de Kijno qui me parlait de ses expériences avec les enfants quand il invitait une classe dans son atelier, les faisant peindre à même le sol, marcher sur les grands papiers, dessiner n’importe comment, toucher à tout, avec comme seul mot d’ordre : ne jamais entraver la liberté de créer…

 

 

François Xavier

Jean-Louis Andral, Michel Collot, Virginie Delcourt, Anne de Staël, Gustave de Staël, Marie du Bouchet, Renaud Ego, Federico Nicolao, Nicolas de Staël – Lumières du Nord / Lumières du Sud, 200 x 260, 190 illustrations en couleurs, Gallimard/MuMa, mai 2014, 240 p. – 29,00 €

 

 

 

 

 

 

1 commentaire

La vidéo en fin d'article complète bien cette chronique ! Merci pour ce partage, ça relève le niveau !