L’Anthologie de la poésie chinoise : la Pléiade vous offre trois mille ans d’histoire

Tâche impossible qu’embrasser tout cet univers poétique en moins de deux mille pages, mais pas de dresser un florilège, d’autant que choisir les plus belles jades entre les cailloux est, en Chine, une pratique courante, aussi ancienne que la poésie même. Sachez que la toute première anthologie datée, le Shijing, aurait été compilée par Confucius au Cinquième siècle avant notre ère, donc rien d’anormal que Gallimard se lance dans une telle opération. Et quelle réussite ! Avec pas moins de 1850 poèmes écrits par plus de 400 auteurs, le lecteur de cette anthologie parcourra tranquillement la nuit des temps poétiques pour son plus grand bonheur…

 

Dans un satin de Qi récemment découpé,

Pur et immaculé, comme neige et gelée,

J’ai conçu l’éventail des plaisirs partagés.

Il est tout arrondi, comme lune brillante,

Caché en votre manche, il en sort et y rentre.

La brise s’élève lorsque vous l’agitez !

L’équinoxe d’automne souvent me fait peur

Et son froid tourbillon évinçant la touffeur.

Au fond d’une mallette, alors abandonné,

De votre affection la voie sera coupée !

(Ballade sur un chant plaintif, Ban Jieyu, – 48 ; – 6)

 

Pour ne pas perdre le lecteur, le concept a été de suivre l’ordre chronologique, partant de la plus haute Antiquité jusqu’à nos jours : huit sections suivent les dynasties qui ont régenté l’Empire du Milieu. Toutes artificielles qu’elles puissent paraître, elles ont le mérite de permettre une classification dans le même ordre d’idée que l’on appelle "poésie française du XXe siècle" ; d’autant mieux qu’en Chine, plus qu’ailleurs, les changements de dynasties influent sur les modifications culturelles qui bouleversent la vie intellectuelle. Et cela se traduit invariablement dans l’expression artistique et idéologique. De plus, ces périodes étant régulièrement de longue durée, cela laisse tout le temps nécessaire à ce que ces influences modifient en profondeur le tissu culturel, et donc donnent des textes différents selon les régences.

 

Faisant voler son fouet, il a franchi les portes,

Corps droit, il a passé les arbres des faubourgs.

Ses suivants l’ont laissé sur la route qui va,

Ses chevaux ont pris seuls le chemin du retour.

Ses parents qui l’aimaient en vain l’ont attendu,

Ses femmes au palais en vain se sont languies.

Il a levé le bras et dit adieu au monde :

« La Voie enfin trouvée, je reviendrai ici ! »

(Il quitte le pays, Wang Rong, 467-493)

 

Contrairement à la France où la poésie est souvent risée, "ah, laissez donc, c’est un poète", pour ne pas dire "il est fada", en Chine, la poésie a une place à part, une place de choix, une place royale dans la vie des Chinois mais aussi dans leur âme. Elle se situe au faîte de la formation intellectuelle et, aujourd’hui encore, les élèves scandent les vers de Li Bai (701-762) à l’instar de nos grands-parents qui récitaient Virgile ou Homère…
Grâce à la poésie, la future élite chinoise construit son intelligence, décortique la langue, libère sa sensibilité aux autres et à soi-même. Un détail d’importance qui explique aussi pourquoi l’Occident a perdu son âme en la vendant aux dieux consuméristes venus d’outre-Atlantique et en vilipendant la poésie qui est pourtant le plus beau chemin pour incorporer le monde. Elle permettra aussi de vaincre une sorte de malédiction toute chinoise qui veut qu’une distance rituelle s’impose entre les hommes.
Ainsi, la poésie chinoise, au-delà de sa démarche culturelle, aura un rôle sociétal en aidant à structurer la pensée au point de donner naissance à ces expressions qui constellent le langage (les chengyu, ces idiotismes à quatre mots).

Et malgré la très forte hiérarchie qui prédomine dans la société chinoise, la poésie trouvera tout naturellement sa place en chaque couche sociale. Chez les paysans elle rythmera les fêtes et les travaux ; chez les lettrés, elle perpétuera l’amour des Anciens et encouragera la création ; chez l’homme politique, elle marquera son humanité ou signalera la majesté du souverain qui composera, à l’occasion sa propre œuvre et l’accompagnera de calligraphies.

 

Dans les ruelles au printemps les tendres pêchers crachent leur éclat vermeil.

Premier essai des habits de saison, légers et de soie fine.

Dans la douce brise et la brume tiède les hirondelles forment leur nid.

 

Dans la courette demeurent déroulés et délaissés les stores de bambou marbré,

Dans ma chambre séquestrée derrière la porte rouge fermée d’une longue barre.

Atmosphère agaçante, voilà encore la fête de la Pure Clarté !

(La pure clarté, Zhu Shuzhen, 1135-1180)

 

Philosophique la poésie chinoise ? En partie, tout le moins dans sa forme qui se caractérise par l’emploi de formules ordinaires mais de signification complexe : le poème exprime une aspiration. Ce n’est pas qu’un simple exercice de style, mais un vecteur de vocations culturelles, dont la toute première est religieuse. Les premiers poèmes antiques sont aussi des chants de louange ou de prière adressés aux ancêtres et aux esprits dans la religion traditionnelle, puis dans la liturgie taoïste, et enfin dans les cultes bouddhistes.

Fort opportunément, la poésie peint aussi les amours heureuses et les peines de cœur. Comme partout dans le monde, la poésie offre l’expression possible du sentiment amoureux, sous toutes ses formes ; lequel est le plus volontiers exprimé par les auteurs, et recherché par les lecteurs. C’est le seul domaine dans lequel les femmes sont reconnues à l’égal des hommes !

On peut même, certaines fois, ressentir une surreprésentation de la passion féminine, de la douleur provoquée par l’enfermement au sérail et l’éloignement du bien-aimé… Mais la pensée érotique demeure essentiellement masculine…

 

Il est parti,

Il est parti à l’ouest de Fengcheng.

Une pluie fine humecte mes manches rouges,

Les jeunes herbes folles sont aussi denses que mes sourcils de jade froncés,

Le papillon encore plus désorienté que moi.

(Penser à un ami, Liu Rushi, 1618-1664)

 

Si la poésie chinoise s’écrit, il y a aussi le fait que bien souvent le poète chinois est un peintre, car ces deux arts sont connectés comme moyens reconnus pour représenter en allégorie une réalité que le pouvoir politique ne permet pas de transcrire crûment. D’autant plus pour nos yeux occidentaux qui voient d’abord dans les lettres chinoises un dessin, on dira volontiers, et même en Chine, qu’un beau poème est d’abord une pièce bien calligraphiée, qui donne envie de lire dans cette forme vivante de l’écriture. Et si l’on trouve également des tableaux ornés d’une poésie, le poème de paysage rejoint alors la peinture naturaliste : une manière d’insister sur la place de l’homme perdu dans l’immensité du cosmos, tout en étant partie prenante de ce monde infini…

Les plus talentueux poètes ont été des peintres de grande renommée : c’est là le trait de génie de la poésie chinoise qui est avant tout un art de l’image, une peinture du monde naturel plus que de l’humain.

 

Ce volume contient :

Préface, note sur la présente édition, tableau chronologique, tableau des transcriptions. Choix de poèmes par périodes : l’Antiquité (la dynastie des Zhou, les deux dynasties des Han, – XIe ; – IIe siècle avant J.C.), les Six Dynasties et les Sui (de la fin des Han à la fin des Sui, 196-618), la dynastie des Tang (618-907), les Cinq Dynasties (907-960) et les Song (960-1279), la dynastie des Yuan (Mongols, 1271-1368), la dynastie des Ming (1368-1644), la dynastie des Qing (Manchous, 1644-1911), les époques moderne et contemporaine (XXe-XXIe siècle). Introductions, notules et notes, carte de la Chine, table des auteurs.

 

François Xavier

 

Anthologie de la poésie chinoise, coll. "Bibliothèque de la Pléiade n°602", édition publiée sous la direction de Rémi Mathieu. Textes choisis, traduits, présentés et annotés par Chantal Chen-Andro, Stéphane Feuillas, Florence Hu-Sterk, Rainier Lanselle, Sandrine Marchand, François Martin, Rémi Mathieu et Martine Valette-Hémery, volume relié pleine peau sous coffret illustré, Gallimard, février 2015, 1600 p. – 65,00 € jusqu’au 30 juin 2015, puis 72,50 €

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