Lire 99 nuits d’Yves Cabana et se réconcilier avec l’Amour

Il est si rare de croiser un livre intelligent et tout à la fois léger, brillant et ludique, où la musique stylistique offre une lecture en rythme, longues phrases ici, staccato là, que bouder son plaisir est ici interdit.
Malgré la base de cette histoire qui ne prête pas à sourire, le tournemain avec lequel Yves Cabana a su tordre le cou aux idées reçues, digresser à bon escient, et déconstruire le mythe des quatre-vingt-dix-neuf nuits est à saluer. Et, en digne fils spirituel de Pierre Béarn, il soigne sa chute : chaque fin de chapitre se pique d’un bon mot, d’une phrase assassine, d’une image cinglante, d’une gifle au dogme commun. Vivifiante lecture qui nous remet dans le bon axe de la marche, empereurs impénitents que nous sommes tous, finalement, à enfiler les aventures comme d’autres les célèbres perles, forcément constants dans notre inconstance à continuer à croire que la prochaine sera la bonne. Mais à moins d’être ermite ou sage bonze enfermé dans une position de lotus toute revendicative, l’homo sapiens a le devoir de continuer, d’essayer tout le moins à conquérir le monde. Et donc, pour un homme, à commencer par la femme (sic).

 

Laquelle, pour le narrateur, si elle est bien plus jeune, n’en est pas la première, ni la seconde. Aussi, se croyant malin, et voulant que cette fois-ci le Grand Amour ne se saborde pas dans l’évanescence du poids du quotidien, il lui propose de partager non pas son appartement, mais… deux en un, en quelque sorte. Avec une double porte en son milieu : chacun chez soi conservant ainsi son jardin secret, solitaires mais solidaires, en quelque sorte. Toute cela n’a qu’un temps, puisqu’un beau jour, la belle s’enferme définitivement de son côté. Et le mari de questionner à la criée…

 

Mes points d’interrogation s’enlisent dans les édredons de ses points de suspension. Elle dit : donne-moi du temps. Je dis : je t’ai donné ma vie, c’est tout le temps que j’ai, mais du temps pour quoi faire ? Elle dit : on n’est pas obligés de vivre comme tout le monde. Le risque me semble mince, je dis, tout le monde nous prend pour des fous et encore ils ne savent pas à quel point nous le sommes, car ils ne savent pas à quel point nous nous aimons.

 

Houellebecq expliquait dernièrement son succès en Israël et en Allemagne par le fait que ses romans étant fortement imprégnés par la philosophie, cela correspondait à l’attente de ce public. Nul doute qu’Yves Cabana a d’ores et déjà deux pays où la traduction de son roman fera sensation…

Porté par un souffle captivant, la lecture développe thèses et propos contradictoires que l’on n’est pas habitué à entendre dans ce silence mou du consensus actuel. Lecture doublement utile ! Quand plaisir rime avec esprit, l’on dessille mieux, c’est évident…
Sociétal et intime, ce premier roman bourré d’images et de poésie rappelle parfois cet état d’entre deux, quand le mâle quitte la torpeur de l’enfance pour s’aventurer dans le grand monde, mais sur la pointe des pieds, encore trop tendre pour accepter de se mouiller plus que les chevilles. Or c’est en grande profondeur que la messe se joue, au-delà du Moi que les réponses sur notre psyché ont tendance à s’approcher. Même si l’on sait pertinemment que la vérité est ailleurs. Oui, mais où ?

 

Mais au fur et à mesure que je dédiais à la compréhension de notre échec toutes les ressources que le reflux du chagrin me permettaient de mobiliser, il me semblait jour après jour discerner un peu plus clairement, dans le brouillard qui se dissipait, les contours de notre temps. Intact, debout, droit, dressant au ciel ses colonnes, aussi fier qu’hier de ses frontispices. Mais désert. Et je compris que ce mythe, loin d’être imparfait, utopique, inutile ou fragile, nous l’avions fait si beau qu’insensiblement il avait capturé toute notre attention au détriment de celle que nous aurions dû nous montrer l’un à l’autre, nous l’avions édifié pour nous protéger derrière ses murs des contingences du reste du monde qui nous y assiégeait, mais c’est contre nous-mêmes qu’il avait fini par être le refuge. Dans sa fabuleuse perfection nous venions, de plus en plus souvent, de plus en plus séparément, soigner toutes les meurtrissures de notre vie commune, nous consoler de toutes les imperfections de notre réalité. Jusqu’à oublier celle-ci. Jusqu’à nous oublier. Jusqu’à ce que notre intersection se résume à ce culte partagé qui n’était déjà plus la passion l’un de l’autre mais la passion de cette passion. Et toutes les blessures qu’inévitablement se font deux êtres frottant leur quotidien, et qu’il faut se dire, comprendre, s’expliquer, apprendre patiemment, laborieusement, à ne plus se faire toutes ces petites entailles de la vie qui ne s’infectent que si on les néglige mais qui dérangeaient la parfaite ordonnance, la merveilleuse liturgie de notre amour-cathédrale, nous avions préféré les apporter en offrande, comme autant de petits sacrifices consentis à cette divinité amoureuse, et nous pensions ainsi lui montrer combien nous en étions dignes.

 

Cette lecture réconcilie avec la vie. J’aime Yves Cabana.

 

François Xavier

 

Yves Cabana, 99 nuits, Gallimard, coll. "Blanche", février 2015, 220 p.- 17,50 €

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