Ann & le désespoir amoureux de Fabrice Guénier

Mausolée de papier, ce roman aux élans poétiques noue la gorge et réveillent des larmes que l’on pensait stockées pour les grandes occasions. Mais c’en est une ! Tant le vécu transpire au point que l’on ne puisse imaginer une seule seconde qu’Ann n’est qu’une beauté virtuelle. Ann, l’amoureuse du narrateur qui aura succombé à l’aune de la soixantaine pour une brindille à la peau de soie et au regard rieur. Une professionnelle du sexe qui tomberait amoureuse d’un farang ?

 

Est-ce une fatalité ou la libération de la femme qui a détruit un si fragile équilibre ? Comment expliquer ces clients de plus en plus nombreux en quête d’exotisme sexuel et amoureux si ce n’est pour fuir une gente devenue au fil du temps hystérique, violente, rancunière, aigrie, revendicative, finalement insupportable ?! Ces hommes – qui ne sont pas tous des bêtes assoiffées de lucre – viennent aussi, surtout, quémander un peu de tendresse, de douceur, loin des harpies qu’ils ont épousées et qui n’ont de cesse de se plaindre du matin au soir, de geindre du soir au matin, quand elles devraient remercier le destin de les avoir fait naître dans cette partie du monde, loin de l’extrême misère.

Or, par le biais de tableaux fraîchement décrits en quelques mots, Fabrice Guénier nous rappelle combien ces peuples oubliés affichent une célérité exemplaire, un enthousiasme et une joie de vivre, malgré le dénuement le plus complet, qui devraient nous faire honte à nous qui avons tout, et nous plaignons sans cesse…

 

Alors les grincheux voudront toucher l’absolu et hurleront à ce système qui impose la relation tarifée, mais ne relèverait-elle pas plutôt d’un simple détail ? Un détail important et compliqué, mais un détail, assume Fabrice Guénier dans son carnet de notes. C’est une plaie ouverte, mais propre. Quelque chose qui souligne [son] isolement ontologique. Qui peut comprendre ? Choc des cultures ? Pas seulement tant ces saintes œuvrent à guérir le mâle occidental des tumeurs que sa condition lui impose et qu’il ne parvient pas toujours à supporter. Ces filles qui portent le poids de deux mondes sur leurs épaules. Le poids du leur. Le poids du nôtre. Qui sommes-nous pour juger ces femme-enfants, ces femme-mères, ces femme-maîtresses qui offrent le beau rôle à celui qui semble croire qu’il les contrôle ? Avec son argent il garde sa fierté et accepte d’être dorloté, materné, choyé, diverti loin des obligations morales et sociétales qui le détruisent dans l’autre monde. Mais en Thaïlande rien n’est pareil. L’homme abdique et paie. La fille abdique et se vend. Chacun s’abaissant, cessant de prétendre. Se soumettant. Et sur cette soumission on peut, peut-être, bâtir. Sur cette humilité.

L’argent / les sentiments – pourquoi pas ? Quand il y a : besoin. […] Il s’agit d’accueillir : une compréhension sensible, bienveillante et réciproque du besoin de l’autre tel qu’il est. Qu’on peut appeler amour ?

 

Mais alors que les deux amants semblent promis à un bonheur éternel, Ann sera fauchée par la tuberculose et si le livre porte aussi l’humour des instants complices, ces jeux d’adultes où rien n’est pris au sérieux, ni le sexe ni l’amour, la douleur et le désespoir vont s’abattre sur le couple. Ils seront alors loin les souvenirs de cette vie au jour le jour, dans le plaisir pur de l’instant quand Ann est fière d’être désirée, respectée comme une femme, même si à vingt-trois ans, elle dort toujours avec ses peluches Kitty…

Oubliés des dieux, de Dieu, ils demeurent libres, portés par le poème d’Emily Dickinson qui fustige ce « Dieu jaloux » Qui ne supporte pas de voir / Qu’au lieu de jouer avec lui nous préférons / Jouer les uns avec les autres. Tout se flétrie, le corps d’Ann, les heures, les nuits à lui tenir la main, à l’écouter respirer, siffler serait plus juste tant les poumons sont encombrés…

 

Alors, la douleur, cette plaie qui a besoin d’une excuse, rappelle que Wittgenstein a déjà démontré que « les limites de notre langage sont les limites de notre univers ». Accompagnant la famille au chevet d’Ann, les derniers jours se passeront à l’hôpital à la regarder mourir dans un indicible tourment adroitement dépeint dans un chassé-croisé de descriptions détaillées et de courtes phrases qui plonge le lecteur dans ce village oublié où l’on dort sous des tôles ondulées…

 

Accepté comme l’amant officiel, le narrateur partagera l’existence simple et humble du clan, veillera son aimée dans sa chambre commune où des personnes âgées se lamentent et succombent au fil des jours sans que cela n’émeuve le personnel soignant qui semble s’acharner à maltraiter le corps décharné de la pauvre Ann. Sans doute un mépris affiché à cause de son métier réprouvé par la caste dirigeante, celle qui a pu faire des études. Ajoutant une douleur à la douleur, plus que l’épreuve physique supplémentaire lors des soins, l’humiliation ressentie fini d’anéantir l’once d’humanité qui demeurait en suspend.

Pourquoi cette manière de considérer comme le plus personnel ce qui en nous est le plus générique et banal : le coït ? (Tiqqun, « Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune Fille ») Et juger sans cesse l’autre… Et si ? Et si, au lieu de nous épuiser à tenter le plus souvent d’atteindre une unicité ; une cohérence qui serait nous, l’on passerait à côté de la seule richesse qui vaille et qui se trouve dans l’acceptation du mouvement, du chaos, de l’impermanence ?

 

Magistral.

 

François Xavier

 

Fabrice Guénier, Ann, Gallimard, coll. "Blanche", mars 2015, 298 p. – 19,50 €

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3 commentaires

cheick amed neko

Qui peut m'expliquer pourquoi on trouve systématiquement un point final après le copyright Gallimard ? (« @ Éditions Gallimard, 2015. »)
Normalement, c'est associé à un titre ; et c'est tout simplement de l'amateurisme...

choupi

Mais oui... C'est la grande faute des femmes occidentales si les hommes vont chercher du sèche ailleurs... C'est navrant de lire une chose pareille. Comme si la femme occidentale n'était pas assez soumise déjà aux injonctions contraires des hommes de cette société ?! Des gamins égoïstes qui font pitié 

chris brown 974

Et juste "un détail" sans son argent elle lui aurait pas regardé la figure... Sauf pour un passeport éventuellement ... Histoire typique , aucune originalité, à Paris ce serait une russe