"Ninfa fluida" ou le drapé-désir selon Georges Didi-Huberman

Ce que l’on appelle parfois un « courant » s’est invité à la fin du XIXe siècle dans une science qui sommeillait, une manière de bouleverser les canons et de secouer un peu toute cette pompe qui doctrinait en s’écoutant bailler d’ennui. Ainsi naquit la moderne science des images sous l’impulsion hallucinée d’Aby Warburg qui, en 1893, vit surgir Ninfa – comme il finira par la nommer – sur la scène des chefs-d’œuvre de la Renaissance florentine. Ninfa devient alors sa muse, sa « danseuse », son obsession : une passion totale ! Il y consacrera sa vie…

Le fondateur de notre histoire de l’art moderne (mémoire, désir, temps) voit Ninfa comme un véritable « organisme énigmatique », une « héroïne impersonnelle de l’aura – ce lointain du temps qui émeut l’événement de nos regards –, elle se meut constamment entre l’air et la pierre, l’effluve et la paralysie : fuyante comme un vent, mais pâle et tenace comme un fossile. Héroïne démultipliable de l’inquiétante étrangeté, elle nous fait don d’arrière-ressemblances où tous les temps, soudain, se mettent à danser ensemble[1]. »

Ninfa hantera donc, littéralement, l’atlas warburgien – ou Atlas mnémosyne, ce petit théâtre de la mémoire…

 

Toute la difficulté, pour nous autres, regardeurs – et simples amateurs – va résider dans l’approche warburgienne : savoir, parvenir à lire – démêler – ce « fatras d’érudition », comme il l’appelait lui-même, ces découvertes multiples, hétérogènes et pullulantes de choses inconnues – et parfois saugrenues au premier abord – qui vont engendrer une nouvelle manière de comprendre l’histoire des images en tant qu’agencement de complexités. Chaque tableau analysé par Warburg devient un réseau proliférant de singularités liées à un labyrinthe de « sources » (lesquelles ne sont en rien les clés de sa compréhension) qui vont de l’Antiquité à la philosophie, de l’archéologie à la mythologie, des récits visionnaires à la littérature humaniste : Prévert n’y retrouverait pas ses petits, mais point ici l’idée générale d’un inventaire et si Dédale lui-même y perd son chemin… c’est que la solution quémande un minimum de poésie, d’idée d’ailleurs, de renversement, de miroir(s), de jeux d’angles – morts – et de reflets. Si les questions posées par Warburg ont un caractère essentiellement dialectique il n’en demeure pas moins que l’unique manière de faire le lien entre texte(s) et image(s) dans une forêt d’éléments hétérogènes – voire contradictoires – n’est autre que l’approche anthropologique.

Il faudra donc toute la virtuosité et la verve littéraire – il écrit aussi bien qu’il  fascine son auditoire lors de ses séminaires pétillants d’érudition et d’humour quand il ne monte pas des expositions extraordinaires – de Georges Didi-Huberman pour nous permettre d’y comprendre quelque chose. Et donc de partager toute cette extraordinaire force d’évocation qui dort, sous nos yeux ensilés, incapables de « voir » toute la beauté d’un tableau de Botticelli (notamment la Naissance de Vénus et le Printemps – initialement accroché dans un couloir,  sic, et exposé depuis peu, aux Offices de Florence, grâce au travail de réhabilitation de Warburg), même si on y passait la semaine. Car il faut savoir voir, assimiler ce monde des images, décrypter les « mouvements émouvants » de ces draperies éventées, participer à ces « poursuites érotiques », subir les turbulences lucrétiennes et apprécier les « survivances de l’Antiquité » célébrées dans la flamboyance de la peinture…

 

C’est donc à un voyage initiatique que cette lecture vous invite pour tout reprendre depuis le début, en quelque sorte – Ip’ha mistabra : il faut tout reprendre dans l’autre sens, lit-on dans le Talmud –, oublier les anciennes « influences » et regarder d’un œil neuf, s’engager physiquement dans cette Strömungslehre, cette dynamique des fluides – « produit de compromis », comme le dit Warburg –, admettre une émotion plus forte que nous et accepter les jeux éventuels entre mémoires et désirs que certaines images pourraient bien nous imposer dans leur mise en scène… Viendra alors cette incorporation, si l’on peut dire, dans notre quotidien contemporain qui souligne soudain l’importance indéniable de ce lien qui nous unie dans la durée, cette prise de conscience du rôle joué par les mouvements du désir – tour à tour érotiques et mortifères – devenant, en quelque sorte, le nodal d’immanence des images elles-mêmes.

 

Par l’image et la fulgurance des symboles, l’histoire de l’art se (re)vit donc autrement sur les trottoirs du temps et nous livre sa manière de percevoir ce grand tout qui nous dépasse…

 

François Xavier

 

Georges Didi-Huberman, Ninfa fluida – Essai sur le drapé-désir, 83 illustrations en couleurs, Gallimard, coll. « Art et Artistes », novembre 2015, 224 p. – 23.50 euros


[1] Georges Didi-Huberman, Ninfa moderna, Gallimard, 2002, p. 11.

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